Le potentiel destructeur de l’évaluation individualisée des performances

Mise à jour le 24 septembre 2024

par Nicolas SANDRET, Attaché à la Consultation de Pathologie Professionnelle de Créteil Médecin du travail

Dans le cadre de la consultation de pathologie professionnelle de Créteil, nous recevons des salariés présentant des tableaux de grande souffrance psychique : effondrement anxio-dépressif grave avec perte de l’estime de soi, incapacité à avoir des relations sociales ou familiales, idées ou passages à l’acte suicidaire.

Ces tableaux cliniques sont la plupart du temps imputables à des faits qui ont eu lieu dans le cadre du travail. Cette décompensation psychique est souvent associée par les salariés à une perte de ce qui fait sens au travail, à une incompréhension à ce qui leur arrive, et à une grande culpabilité liée à une interrogation lancinante : « qu’ai-je fait pour que cela m’arrive ? ».

Un entretien clinique minutieux, la reconstitution de la chronologie des évènements professionnels qui ont précédé cet état psychique permettent de retrouver les éléments, les modifications de l’organisation du travail qui ont amené cette détérioration psychique.

Des consultations spécialisées dans la souffrance au travail, et des rapports rédigés par les médecins du travail, il ressort largement que ces salariés sont les plus engagés dans le travail, porteurs d’une éthique professionnelle forte et qui étaient moteurs pour leurs collègues. Ils étaient souvent pris comme modèle, avec des évaluations individualisées très favorables et qu’ils acceptaient avec bonheur comme miroir de leur excellence.

La chronologie des événements relatés par les patients met souvent en évidence:

  • un rachat d’entreprise,
  • un changement de direction,
  • de méthodes de travail,
  • de critères de qualité,
  • ou une modification de l’organisation du travail.

Ces changements n’ont pas été toujours explicités et mettent en cause les manières de travailler qui préexistaient ou les critères de qualité qui étaient retenus. Le salarié d’excellence devient celui qui va défendre avec vivacité, soutenir le bien-fondé des modes de travail antérieur, la qualité de ce qui se faisait, les savoir faire qui le portaient.

Il devient très vite un obstacle à la nouvelle organisation. Dès lors, tout sera fait pour l’éliminer, y compris des pratiques contraires au droit du travail, mais plus encore aux droits fondamentaux, tel le droit à la dignité. Des pratiques souvent définies comme « harcèlement moral ».

Dans la majorité des cas, l’un des outils utilisés pour déstabiliser ce salarié d’excellence est « l’évaluation individualisée des performances », qu’elle soit pratiquée avec un hiérarchique, deux hiérarchiques, à 180° (avec la hiérarchie et les pairs), à 360° (on ajoute les subordonnés), etc..

Dans l’anamnèse des évènements ayant précédé la décompensation psychique du salarié, le moment de l’évaluation individualisée se présente comme un des éléments fondamentaux. Ce moment a été attendu par le salarié comme celui où il allait enfin pouvoir dire ses difficultés, son manque de moyens, le manque de collaborateurs pour faire face à sa charge de travail, où il allait pouvoir enfin défendre son point de vue en toute honnêteté, échanger sur le travail, ses échecs mais aussi ses succès.

Or, souvent sans signe précurseur, la discussion attendue se transforme en procès à charge, sans possibilité de se défendre, sans aucune écoute sur les arguments de l’évalué : seulement une remise en cause totale et souvent violente de son savoir faire, associé à une remise en cause de son savoir être. Celui qui se vivait comme porteur de valeurs au sein de l’entreprise est réduit à rien, ses années d’expérience, d’investissement et de partage sont rayées en quelques mots, dont la violence échappe sans doute à celui qui les profère.

Cette description peut paraître forcée. Malheureusement, elle est souvent celle que nous entendons.

Pourquoi des salariés expérimentés, ayant acquis de solides connaissances professionnelles, peuvent-ils être à ce point déstabilisés, si ce n’est même poussés à mettre fin à leurs jours à la suite d’entretiens où, officiellement, seul le travail est en cause ? Fragilité personnelle, résonance avec la vie privée ?

En général, l’histoire personnelle de ces salariés ne révèle pas de difficulté de vie particulière, d’enfance difficile, d’inscription problématique dans la vie familiale et sociale. Au contraire, ils sont ou étaient souvent moteurs dans leur vie familiale et sociale comme dans leur vie professionnelle. À travers l’entretien clinique, les seules perturbations qui apparaissent comme génératrices de la décompensation psychique sont les événements vécus dans le travail.

Pour comprendre la force de cette atteinte à la santé psychique engendrée par le travail, et en particulier par l’évaluation individualisée, il faut revenir à ce qu’est le travail et le rôle qu’il joue dans la construction de l’identité.

Il faut se référer aux travaux de l’ergonomie de langue française qui ont mis en évidence l’écart irréductible entre travail prescrit et travail réel.

Le travail prescrit, tel qu’il est prévu par les bureaux des méthodes, par les organisations, n’est jamais la réalité du travail, car la réalité n’est jamais telle que prévue, ni d’ailleurs totalement prévisible. Dans toutes les tâches, le réel est différent du prescrit et le travailleur déploie son intelligence, son savoir faire pour que le travail se réalise malgré tout. S’il ne faisait qu’appliquer strictement les consignes, c’est-à-dire la grève du zèle, le travail ne se ferait pas.

Cet écart entre le travail prescrit et le réel du travail rend le travail humain, ce que le taylorisme ou le fordisme avaient essayé d’évacuer. Mais cette confrontation au réel ne va pas sans souffrance pour le salarié.

Parfois, la manière dont je traite habituellement un dossier ou réalise une pièce sans difficulté ne fonctionne pas : l’irruption inattendue du réel, de la variabilité, nécessite un engagement de ma part, de mes savoir faire, de ma sensibilité, de mon intelligence pour découvrir le « truc », la « ficelle », le moyen qui permettra de surmonter l’obstacle.

Moment douloureux d’investissement total, y compris parfois chez soi, la nuit, pour trouver la solution, mais qui se transforme en plaisir lorsque la solution émerge.

En exigeant, en raison de la résistance du réel, le dépassement de soi, le travail est facteur de souffrance et de plaisir, mais c’est aussi par cette confrontation au réel que se développent l’intelligence et la sensibilité, comme dans le cas de ce menuisier qui à force de travailler le bois, acquiert une sensibilité qui lui permet de dire, juste en touchant un bois, quelle sera sa meilleure utilisation.

La psycho-dynamique du travail parle de la centralité du travail dans la construction de l’identité de chacun. Les nouvelles formes de management ne s’y trompent pas puisqu’elles sollicitent de plus en plus l’engagement subjectif de chaque salarié dans son travail.

Pourtant, le travail ne se fait jamais isolément, mais avec et pour les autres : la fonction sociale du travail est aussi fondamentale. Elle ne peut s’accomplir que si existe une certaine coopération ; une coopération qui ne se prescrit pas mais se crée à travers les échanges sur le travail, et sur le travail réel avec ses difficultés, ses échecs, ses réussites.

Pour que se créent ces collectifs de travail, il faut que les salariés puissent échanger sur leurs difficultés, accepter leurs échecs et en discuter avec leurs collègues.

« Toi comment tu fais ? J’ai telle difficulté et je n’y arrive pas » : parole sur le travail réel qui permet de dégager, de partager un vécu commun sur le travail et de développer des règles de métier.

Ce savoir partagé entre pairs permet à chacun de s’appuyer sur un fond commun qui permet seul de progresser dans l’invention ou l’innovation. Cette coopération nécessite une grande confiance pour pouvoir échanger sur ses difficultés et échecs, pour partager les « ficelles » du métier, les savoir faire, mais aussi pour partager les écarts aux règles prescrites ou aux procédures, les « tricheries » nécessaires au regard du travail prescrit, afin que le travail se fasse et soit un travail de qualité.

Ce partage des « libertés » prises avec la règle permet d’échapper à l’angoisse des conséquences éventuelles de ces écarts.

Faire un travail de qualité renvoie à la problématique de la reconnaissance qui est aussi une des bases de consolidation de notre identité : être reconnu par la qualité du travail que je fais. Cette reconnaissance est double : reconnaissance par mes pairs pour le respect des règles de métier dans le travail, mais aussi sur le petit « plus » que j’ai apporté, reconnaissance de l’utilité de mon travail par ma hiérarchie et par la société.

Le travail peut être objet de grande souffrance mais aussi promesse de développement de sa sensibilité, de son intelligence. Travailler, c’est développer des coopérations avec d’autres dans son rapport au monde. C’est parce qu’il est un élément fondamental de la construction/destruction de l’être, que Christophe Dejours parle de la « centralité du travail ».

Mais cette dimension du travail comme promesse, source de développement personnel et social, est malmenée par les nouvelles organisations du travail, les nouvelles formes de management, et en particulier l’évaluation individualisée des performances.

Celle-ci est, de plusieurs points de vue, un accélérateur de la détérioration des relations du travail, mais aussi sans doute du travail lui-même, en favorisant l’individualisation du rapport au travail.

L’évaluation individualisée des performances est en général liée à la détermination du salaire, d’une prime, éventuellement d’une promotion ou d’un licenciement. Cela a des répercutions directes sur l’existence des collectifs de travail.

  • Comment parler de mes difficultés à mes collègues, comment demander un coup de main, alors que cela peut me coûter la prime ou la promotion, éventuellement me conduire au licenciement ?
  • Comment partager avec les collègues les écarts à la règle prescrite sans risquer que cela se sache et me nuise ?
  • Comment confier mes savoir faire à mes collègues alors que c’est ce qui me permet d’avoir des résultats un peu meilleurs et de profiter de la prime ?
  • Comment coopérer dans un climat où la confiance est mise à mal parce que chacun est mis en concurrence avec chacun ?
  • Que devient la reconnaissance par mes pairs de la beauté du travail que j’ai fait ?
  • Que devient l’évolution de mes savoirs faire construits en échangeant avec mes collègues ?

Avec l’évaluation individualisée des performances, le salarié est seul, confronté à un jugement sur son travail. Avec comme facteur aggravant le fait que, souvent, cette évaluation n’est pas pratiquées par un supérieur hiérarchique qui connaît le travail réel parce qu’il y a lui-même été confronté et qui serait en mesure de porter un jugement ayant du sens en termes de métier.

Les critères d’évaluation sont devenus des critères quantitatifs, ne prenant en compte ni la réalité du travail, ni les moyens mis à disposition. Des critères servant à définir des objectifs qu’il est difficile de discuter en tant qu’évalué, car ils viennent d’ailleurs, de la direction générale. L’évaluation quantitative sans prise en compte du réel du travail, c’est le royaume du « débrouillez-vous ».

Mais aussi de l’arbitraire et du mensonge.

Beaucoup de salariés nous disent l’impossibilité de réaliser les objectifs prescrits et que cette impossibilité est connue de tous, telle une épée de Damoclès commode à manier pour se débarrasser d’un collaborateur.

Dans le même temps, les nouvelles formes de management exigent de salarié un engagement total dans le travail.

« Le modèle implicitement proposé est celui du héros défiant le réel, c’est-à-dire s’affrontant aux limites, les siennes et celles de son environnement pour les pousser toujours plus loin. Un modèle qui fait miroiter la toute puissance du désir et le fantasme de la maîtrise totale. Le narcissisme de chacun est courtisé » (D. LINHART, Pourquoi travaillons-nous ?).

Dès lors, est en jeu dans l’évaluation, non plus un ensemble de critères objectifs concernant le travail lui-même, mais « l’être » au travail, et ce glissement de l’évaluation du faire à celle de l’être expose le salarié à l’arbitraires de l’évaluateur. Cela est d’autant plus destructeur qu’avec le culte de la performance nous sommes chaque jour tenus de prouver que nous sommes quelque chose. Ce jugement de « l’être », qui se prétend jugement du travail sous couvert de critères dit objectifs voire scientifiques, est potentiellement destructeur. Pour chaque salarié, pour les collectifs de travail, mais aussi pour le travail lui-même.

L’évaluation est pourtant nécessaire et même requise par chaque salarié, à condition qu’elle porte sur le travail réel et soit pratiquée par des gens en capacité d’en juger.

De ce point de vue, l’arrêt groupe Mornay du 28 novembre 2007 qui impose la consultation du CHSCT ne s’est pas trompé. Espérons que cette institution sera en mesure de recentrer cette évaluation sur le seul travail réel.

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