Des experts demandent la reconnaissance comme maladie professionnelle des épuisements, stress extrêmes et autres dépressions liés au travail. Mais pas sûr que les employeurs soient d’accord: ils devraient payer de leur poche les frais de leur mauvais management…
De colloques en publications, les spécialistes de la santé au travail semblent n’avoir d’yeux que pour lui : le « burn-out », un syndrome d’épuisement professionnel dévastateur, est dans l’air du temps. Au point qu’un appel lancé en janvier – signé par plus de 7300 personnes – demande sa reconnaissance par les pouvoirs publics. Aux manettes, le cabinet spécialiste des risques psycho-sociaux Technologia et son médiatique directeur, Jean-Claude Delgènes.
Le Sénat pourrait débattre du sujet avant la fin de l’année. Une proposition de résolution a déjà été adoptée par le groupe PS. Son objet? Réfléchir aux moyens d’inscrire les conséquences d’une exposition à des risques psychosociaux, – « état de stress post-traumatique, d’épuisement manifeste, dépression ou complications somatiques spécifiques » – au tableau des maladies professionnelles, pour que leur lien avec le travail soit reconnu.
Un parcours aujourd’hui long et complexe pour les victimes. « Une fois un certificat médical établi par le médecin, le salarié doit saisir les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), détaille l’avocat spécialisé Michel Ledoux. Mais ils n’instruiront son dossier que s’il lui a été reconnu une incapacité permanente partielle (IPP) d’au moins 25%. » Une condition quasi impossible à remplir. « Une main coupée, c’est 20%. Imaginez la difficulté à évaluer l’ampleur d’une incapacité sur le psychisme… », déplorait Jean-Claude Delgènes lors d’un débat organisé par le site Miroir social mi-septembre.
D’après lui, « seules quelques dizaines de cas de pathologies psychiques sont reconnues chaque année ». Quant aux recours judiciaires – aux prud’hommes, ou au tribunal administratif pour les fonctionnaires – ils engagent le salarié dans de coûteuses années de procédures, sans garantie de succès. « C’est le pot de fer contre le pot de terre, estime le psychiatre Michel Debout, spécialiste du suicide et signataire de l’appel. Le premier, l’employeur, a le temps et les moyens. Le salarié n’a ni l’un ni l’autre. »
« Objectiver » l’épuisement, le stress ou la dépression
Une partie de la solution tiendrait donc dans la création d’un ou plusieurs « tableaux » dédiés. Concrètement, un document qui répertorie les troubles et les associe à une liste d’activités susceptibles de les provoquer, ainsi qu’à un « délai de prise en charge », le délai maximal pendant lequel le lien de causalité peut être reconnu. « Si l’on a la ‘bonne’ maladie, dans la ‘bonne’ activité pendant la période prévue par le tableau, il y a une présomption d’imputabilité », explique Michel Ledoux. La charge de la preuve ne pèse plus sur le salarié.
Le défi consistera à faire rentrer dans ces cases rigides les symptômes parfois fluctuants du stress ou de la dépression. « Il n’existe pas de scanner pour diagnostiquer une fêlure psychologique, résume l’avocat. La grande difficulté, c’est d’objectiver sur le terrain scientifique ce qui relève du travail, de la fragilité personnelle voire de l’instrumentalisation par le salarié. » Mais le médecin Michel Debout assure que « l’on dispose maintenant d’une connaissance assez précise des symptômes, qui permet de reconnaître les véritables situations d’épuisement professionnel. »
Reste à faire avaler la pilule aux entreprises, qui seraient mises à contribution. C’est même tout l’objet de la future proposition de loi. Les salariés victimes de ces pathologies liées au travail sont aujourd’hui indemnisés par l’assurance maladie. Or « il apparaît inique que la branche maladie prenne en charge des affections qui découlent de la réalisation de risques psychosociaux d’origine professionnelle, alors que la branche AT-MP [accident du travail et maladie professionnelle, NDLR], financée à 97 % par les cotisations patronales, semble plus légitime », pointe la sénatrice Patricia Bordas dans son texte.
Un financement par les coupables
Les entreprises de plus de 150 salariés sont soumises à des cotisations au tarif « individuel », c’est-à-dire qu’il varie en fonction de leurs résultats en matière de santé au travail. Celles dont les salariés souffrent le plus de dépressions ou de burn-out liés à leur métier payeraient donc directement les frais de leur mauvais management.
De quoi handicaper la future proposition de loi? « Dans le contexte économique actuel, l’idée de faire payer les entreprises n’est pas facile à faire passer, juge Michel Ledoux. A terme, on ira vers la reconnaissance, mais ce n’est pas demain la veille. » Peut-être faudra-t-il d’abord convaincre les employeurs que la reconnaissance des risques psycho-sociaux n’entraînera pas une multiplication des cas. « Les entreprises ont longtemps résisté à la reconnaissance de la lombalgie, et pourtant, elle n’a pas fait exploser le nombre des maux de dos pris en charge », conclut l’avocat. Les sénateurs socialistes espèrent eux soumettre l’idée au vote d’ici la fin de l’année, à l’occasion d’une niche parlementaire en novembre ou en décembre.
Via L’Express