Voici le cinquième épisode des Chroniques des Managers, écrites par Don Nicola, qui nous fait rentrer, chronique après chronique, dans les contradictions, les difficultés et les états d’âme de ces managers qui sont aussi des salariés…
Lorsque Kirti arrive à Mumbai pour la première fois, en provenance de New Delhi, il comprend que tout ce qu’on lit sur les journaux et qu’on voit à la télé ce n’est pas de mensonges: mais seulement en se promenant sur les routes de la ville il peut comprendre le désastre humain, la tragédie de la pauvreté dans laquelle des millions de personnes survient, chaque jour, dans cette ville qu’autrefois s’appelait Bombai.
Le taxi envoyé à l’aéroport par sa nouvelle société l’emmène jusqu’à Pune, centre industriel au sud–est de Mumbai, où se trouvent les bureaux de l’entreprise. Rien de spécial, mais les locaux sont corrects, surtout si on les compare aux bureaux d’autres sociétés indiennes, dont les murs décolorés transpirent d’humidité, autour de meubles décrépits et de luminaires antédiluviens.
Les employés travaillent en open space, bien évidemment, comme dans toutes les nouvelles entreprises: ici des ingénieurs informaticiens sont assis l’un à coté de l’autre pour écrire des lignes et lignes de logiciel.
En tant que Manager son bureau se trouve dans une zone réservée, même si ouverte; ses collaborateurs, par contre, sont disposés par groupes de quatre dans chaque zone. Seulement Chandrak, qui a quelques problèmes de vue, a droit à un espace comme le sien, ce qui lui permet de réduire les reflets de la lumière de l’extérieur.
A coté de Chandrak il y a la zone la plus vivace de l’open space, où se trouvent Ashok, haut et mince, Marala, la seule femme du département, et Pranay, d’origine malaise. La quatrième place est libre et elle est utilisée d’habitude pour recevoir des collègues qui travaillent sur leur même projet. Il est évident que ce petit groupe bénéficie de quelques avantages particuliers par rapport aux autres concepteurs: espace dédié pour Chandrak, une place libre qui en réalité permet aux autres d’avoir plus d’espace, un groupe vivace… Kirti comprend vite que ce sont eux les leaders reconnus par les autres collègues. Et ils semblent plutôt soudés: ils vont déjeuner ensemble, échangent des avis sur tout et ont plus ou moins les mêmes horaires.
Ils sont tous assez jeunes, autour de la trentaine, avec environ cinq ans d’expérience. Mais ils sortent d’écoles différentes. Aucun d’entre eux n’a d’enfants, mais tous semblent avoir un compagnon dans leur vie.
Les quatre sont disponibles avec Kirti pour lui faire découvrir la société (une grosse Software House qui développe différents types de programmes pour plusieurs clients Européens et Américains), lui présenter d’autres collègues, lui conseiller ce qu’il faut choisir à la cantine et où il peut acheter a bon prix des vêtements d’excellente qualité.
Ils restent malgré tout un peu prudents envers cet inconnu dont ils ne connaissent presque rien.
L’entreprise a deux petites filiales, une en Angleterre et l’autre aux Etats Unis: ces sociétés représentent le front end pour gérer localement les clients. Kirti connait bien la culture anglo-saxonne.
La première discussion nait précisément à cause d’un problème culturel. Ashok a envoyé, depuis trois jours désormais, un mail au bureau anglais pour demander des informations complémentaires nécessaires au développement d’une nouvelle application. Il n’a reçu aucune réponse. “Tu vois, Kirti, dans cette société c’est comme ca: il n’y a pas de respect, les gens ne sont pas sérieux. Ils savent que j’ai besoin d’une réponse urgente et qu’est-ce qu’ils font? Rien! Elle est belle, la vie, a Londres!”
“Qu’est ce que tu leur as demandé, Ashok? Des spécifications? As-tu écrit que c’était urgent?”.
“Pourquoi, y a-t-il besoin de l’écrire? Ils ne le savent pas?”
“Je ne crois pas, tu sais. Il me semble que tu fais des suppositions comme si tu étais en train de parler à des gens de ta même culture…”
“Qu’est ce que tu veux dire? Un mail avec une demande d’informations c’est la même chose partout! Au moins par politesse il faut répondre…”
“Absolument, et je suis certain qu’ils vont le faire, mais pas à la vitesse que tu penses. Peut-être tu ne le sais pas, mais autant chez nous un mail est considéré comme un texto, un message auquel on répond dans la minute qui suit, autant au Royaume Unis elle est vue plutôt comme un courrier de la poste: on le reçoit, on le met de coté, le soir on le lit, puis on pense à quand on pourra répondre, après on prépare la réponse, on l’écrit, on la relit, on la corrige et à la fin on l’envoie. En conclusion, c’est inutile de s’énerver: s’il te faut une réponse urgente utilise le téléphone ou écrit “Urgent” et, s’ils ne te répondent pas assez rapidement, alors, et seulement à ce moment, tu auras raison.”
Ashok ne dit rien: il n’aime pas qu’on lui apprenne son travail, surtout si la leçon vient d’un nouvel arrivé. Le lendemain il fait part de son mécontentement à Marala et Pranay, sur lesquels il semble avoir une remarquable influence. Chandrak écoute aussi, mais il reste un peu en recul: lui il a déjà ses problèmes avec son projet qui n’avance pas comme il espérait.
Parmi les premières activités que Kirti doit finaliser pendant les premières semaines, il y a bien évidemment le budget du département. A part la voie “salaires”, les coûts principaux sont dus aux systèmes de simulation. Dans sa société précédente Kirti avait un exemplaire de ces systèmes au coût exorbitant, mais il était utilisé uniquement en cas de nécessité, lorsqu’on n’était pas capables de résoudre un problème d’une autre manière. Mais à part ces situations particulières, tous les développeurs software utilisaient des systèmes bien plus simples, qui demandaient un peu plus de patience et d’attention, mais qui faisaient correctement leur travail.
L’idée de Kirti est donc de proposer la même approche: vu que ses vingt ingénieurs peuvent déjà disposer de cinq systèmes de ce niveau, plutôt que de dépenser 150 000 Euro pour en acheter trois de plus et devoir continuer à s’alterner dans leur utilisation, c’est beaucoup mieux d’en dépenser 30 000 pour acheter quinze simulateurs plus simples, qui vont permettre a tout le monde d’effectuer des simulations chaque fois qu’il est nécessaire, sans perdre du temps en attentes inutiles – avec tout ce que cela signifie du point de vue des coûts et des planning. Mais il sait que aussi que ceci demande un changement d’habitudes dans l’entreprise.
Cette fois la première à réagir est Marala: “Je ne comprend pas. Chaque fois que nous aurons un problème technique nous devrons passer plus de temps pour en trouver la cause. Tandis qu’avec les systèmes de haut de gamme nous pouvons la découvrir toute de suite!”.
“Le temps nécessaire ne dépend pas des capacités du système, mais de combien vous le connaissez. Il ne me semble pas que vous êtes en train de produire beaucoup d’efforts pour vous approprier des nouveaux petits simulateurs”, réagit Kirti.
“Disons que professionnellement il est aussi beaucoup plus intéressant de travailler avec des simulateurs de haut de gamme, plutôt que devenir fou avec les nouveaux systèmes” intervient Ashok.
“Alors dis-moi: parmi toutes les fonctionnalités mises à disposition par ces Rolls-Royce de la programmation, combien considères tu en exploiter vraiment, Ashok?”
“Je ne sais pas… disons le 10%! Mais ce n’est pas de ma faute: l’entreprise ne m’a jamais donné des formations!”
“Est-ce que ceci est vrai pour tout le monde?”
“Pour moi, peut-être, c’est encore pire” répond Pranay.
“Disons que le seul qui arrive à les utiliser, disons au 50%, c’est Chandrak: lui, il a reçu une formation lorsque nous avons acheté le premier”.
“D’accord, donc si j’ai bien compris il y a deux problèmes distincts: le premier c’est que les simulateurs de haut de gamme ne sont pas bien utilisés: pour cela je demanderai que le fournisseur puisse organiser les formations qu’il nous doit…”
Les concepteurs commencent à se décontracter.
“Le deuxième problème, c’est que souvent ces simulateurs ne sont absolument pas nécessaires, et que des simulateurs beaucoup moins chers sont suffisants”.
Personne ne fait des commentaires.
“Même pour ceux-ci je demanderai une formation spécifique, de façon que vous ne perdiez pas du temps”.
Ashok se retrouve a devoir être d’accord devant la froide logique de Kirti; Marala ne dit rien: ce qui l’intéresse c’est de ne pas devoir perdre du temps à apprendre quelque chose tellement inintéressant pour elle; Chandrak pense qu’il fera le possible pour continuer à travailler avec les simulateurs de haut de gamme, en profitant du fait qu’il les connait mieux que ses collègues.
Et ça c’est fait, pense Kirti. Mais il sent ce sentiment de rébellion qui vient des quatre jeunes. En fin de comptes ils ont peu d’expérience, au-delà de ce qu’ils l’ont toujours fait et refait pendant cinq ans, c’est à dire travailler toujours avec les mêmes systèmes et les mêmes produits.
Ils vivent dans la routine et peut-être ne s’en rendent même pas compte: dans la même période, lui, Kirti, avait changé quatre entreprises, occupé diverses responsabilités, connus des produits complètement différents et avec des architectures diversifiées.
Après avoir découvert la réalité plutôt fermée du site de Pune, et la manière de travailler habitudinaire des gens, Kirti se voit obligé à faire face à un autre aspect: la complexité du travail et l’utilisation optimale des ressources humaines. Certaines sociétés concurrentes ont déjà fat des choix agressifs: pour réduire au minimum les investissements en ordinateurs, les dépenses en meubles de bureau et les coûts de location, ils ont décidé d’adopter le même principe que les usines: travailler par équipes, en alternance. Les concepteurs font comme les ouvriers: la première équipe commence à 6 heures du matin et termine à 14 heures; la deuxième va de 14 heures jusqu’à 22 heures; la troisième travaille totalement pendant la nuit, de 22 heures jusqu’à 6 heures du matin suivant. L’entreprise de Kirti est bien loin de cette approche et Kirti lui même ne souhaite pas faire subir un tel désagrément à ses collaborateurs. Mais sans en arriver la, ils existent d’autres façons d’optimiser la gestion des ressources.
En effet, jusqu’à présent, les différents ingénieurs software sont affectés chacun à un projet précis: eux mêmes ils s’identifient avec le projet sur lequel ils travaillent et ils sont fiers de pouvoir l’emmener au bout. Mais cela signifie aussi avoir des ressources sous-utilisées lorsque le projet vit une période de calme, alors que pour un autre projet il faut peut-être payer un consultant externe pour faire face à une charge de travail extraordinaire pendant la même période. Tout ça ne plait pas à Kirti: « Il faut prévoir en avance la charge de travail pour chacun et « déplacer » les personnes d’un projet à l’autre en fonction des besoins respectifs ».
Même si la chose peut apparaitre banale vue de l’extérieur, cela représente un choc pour les quatre ingénieurs.
“Nous ne sommes pas des marionnettes que vous déplacez comme vous en avez envie! Nous sommes des professionnels qui aiment leur boulot et veulent le faire sérieusement, et pas remplir des trous!” dit Marala.
“C’est vraiment idiot: j’en ne vois pas du tout l’intérêt…” ajoute Pranay.
“Je le savais que ca allait de pire en pire: je ne reconnais plus cette société!” continue Ashok.
Chandrak, encore une fois, ne dit rien, mais il se limite à sourire nerveusement.
Kirti essaye de leur expliquer:
“Personne ne vous traite comme des marionnettes: les changements seront faits de façon intelligente, en prenant en compte les exigences de tous. Il ne faut pas oublier que nous somme une entreprise moderne, que nous devons justifier nos dépenses, montrer les efforts que nous faisons pour utiliser au mieux l’argent des actionneurs. Nous ne somme pas la pour nous amuser, même si le travail doit rester plaisant pour tout le monde. Et puis, ce n’est pas une belle expérience de pouvoir collaborer avec des collègues d’autres projets et d’échanger des avis différents?”
“Ceci nous le faisons déjà: nous discutons toujours entre nous s’il y a un problème!” reprend Marala.
Et Pranay: “Et nous travaillons tous au 100%”.
“Je ne comprends pas… vraiment… au lieu d’avancer on fait marche arrière! ” affirme Ashok.
“Je suis conscient de vos doutes: ce que je vous demande c’est juste d’essayer. Donnons nous deux mois pour tester cette méthode et après on en discutera à nouveau. Ça vous va?” propose Kirti.
“Si tu veux…” répondent les trois.
“Et toi? Qu’est ce que t’en penses, Chandrak?”
“Je ne sais pas… essayons…”.
Après cette discussion assez tendue, Kirti reste à parler avec Chandrak: “Excuse-moi… Comment ça va dans ta position de coordinateur, Chandrak? Est-ce que tu as quelque souci? Souhaites-tu qu’on en parle?”
“Disons que je ne me sens pas considéré comme avant par la Direction. Je reçois beaucoup de critiques…”
“Ne te laisse pas aller, Chandrak. Tu es une personne réfléchie, tu connais ta vraie valeur. Montre ce que tu sais faire”. Kirti essaye de l’encourager, en sachant que la Direction a commis une erreur en demandant a Chandrak de coordonner une petite équipe: Chandrak a un faible caractère, il est désordonné, la tête un peu dans les nuages… ils auraient du le laisser tranquille à programmer. Mais est-ce que c’est ça ce que Chandrak voulait? Programmer? Non, il voulait faire le coordinateur…
Les deux mois qui suivent servent à essayer la nouvelle méthode d’affectation des concepteurs: inutile de le dire, sans la collaboration des directs intéressés, la chose ne marche pas. Kirti est obligé de faire marche arrière. Il savait qu’il n’aurait pas été facile de faire changer de mentalité à un département dont les membres sont habitués depuis toujours a n’en faire qu’à leur tête.
Entretemps, la Direction décide de remplacer les anciennes stations de travail par des ordinateurs plus modernes. Mais peut-être il n’y en a pas assez pour tout le monde.
Ashok est bien évidemment le premier à aller dans le bureau de Kirti pour lancer la polémique et transmettre sa crainte de ne pas avoir une nouvelle station: “Je veux voir si cette fois nous arriverons à avoir tous des machines rapides… je n’en suis pas sur du tout!”.
“Ashok… toi, Marala, Pranay et Chandrak travaillez tous avec des applications très lourdes: vous avez besoin de Workstations rapides. Donc vous les aurez.”
“Bah, on verra…”.
Trois semaines après les machines arrivent. Comme prévu, il n’y en a pas assez pour tous, mais Kirti avait déjà décidé de renoncer à la sienne et de se contenter d’un simple PC. Ses quatre collaborateurs reçoivent donc une station moderne chacun. Kirti les laisse s’y habituer et il attend le jour suivant pour se rendre dans leur zone de travail. Il les voit pas mal excités par les performances des nouvelles machines: ils sont tous contents comme des gamins devant leur premier ballon. Ils font des commentaires plus que favorables.
“Donc, qu’est ce que vous en pensez?”
“Merci, Kirti: c’est vraiment une belle station” dit Ashok de façon inattendue.
“De rien. Je t’avais dit que tu l’aurais eue et c’est comme ca. Maintenant tu sais que tu peux me croire.” Lui répond Kirti.
“Oui, maintenant que je l’ai je te crois. Et de la tienne, qu’est ce que t’en as fait?”
“J’y ai renoncé pour que vous puissiez en avoir tous une nouvelle” dit fier Kirti.
“Bah, vraiment tu n’en avais pas du tout besoin: tu as fait juste ce qui était logique de faire…”
Ceci était le remerciement: tu as fait juste ce qui était logique de faire.
Il essaye de répondre, mais après il laisse tomber. Kirti sait combien il est important de changer la façon de travailler dans le département, mais il sait aussi qu’il ne pourra jamais changer les personnes. Parce que les personnes ne changent pas. Elles peuvent s’adapter, oui, mais pas changer. Inutile de se battre contre les moulins à vent.
Il a essayé d’enlever les œillères à ces gens, les a mis face à des nouvelles cultures, avec des nouveaux instruments de travail et des nouvelles méthodologies. Rien à faire.
Il sait que les temps ont changé et que la vie industrielle n’est pas un jeu: ce ne l’a jamais été, mais maintenant ce l’est moins que jamais.
Il est capable d’évaluer l’inefficience de ce mode de travailler et, par son expérience, il sait à quoi tout cela conduit: réductions forcés des couts, diminution du personnel, délocalisation des activités. Il sait que tôt ou tard ils devront faire face à une pression remarquable et à une réalité bien différente.
Il a cherché à discuter, à obtenir un consensus, même dans des conditions difficiles. Il s’est battu pour créer des postes de travail modernes. Mais tout ce qu’il a obtenu c’est un sourire enfantin et une réponse ingrate. Ils n’ont rien fait pour grandir, pour ouvrir les yeux, pour comprendre pourquoi ces changements sont nécessaires, pour essayer de collaborer un peu plus avec le reste de l’organisation.
Kirti connait son marché très concurrentiel, celui de l’économie globale, où seulement la loi de la finance décide.
Il sait que cette loi ne tolère pas l’inefficience et les mauvaises habitudes.
Et il sait que ce marché n’aura pas de pitié pour son département…
Les cadeaux de Noël
La septième Chronique des Managers, de notre contributeur Don Nicola.