Voici le septième épisode des Chroniques des Managers, écrites par Don Nicola, qui nous fait rentrer, chronique après chronique, dans les contradictions, les difficultés et les états d’âme de ces managers qui sont aussi des salariés…
A la mi-Novembre les enfants commencent déjà à penser à Noël: ou plutôt, ils commencent à penser aux cadeaux de Noël! “Papa, pour Noël cet année je veux la nouvelle console de jeux!”, “Maman, allez, offrez-moi le petit sac à main que nous avons vu en vitrine !”
Nous avons tous été enfants et nous avons tous eu nos rêves: quelqu’un s’est réalisé, d’autres non. C’est la vie. Mais avec nos enfants nous voudrions satisfaire tous leurs souhaits, peut-être pour leur donner ce que nous n’avons pas eu. Quel meilleur moyen d’effacer nos anciennes frustrations que regarder leur sourire de bonheur et voir le briller des leurs yeux ? Nous voudrions, voudrions… mais lorsqu’il faut passer par l’argent, même quand on est adultes, on ne peut pas tout faire…
Parfois, pourtant, grâce à un petit « coup de pousse », nous pouvons réussir: et ces cadeaux de fin d’année transforment l’ambiance familiale en un terrain de jeux où des petits garçons et des petites filles rient et crient après avoir ouvert les paquets et découvert la surprise.
Dans certains pays, comme la Belgique, ce sont les comités d’entreprise qui peuvent fournir ces petits aides, en organisant le spectacle de fin d’année et en distribuant les chèques cadeaux pour le fils des employés.
Depuis le début de l’année jusqu’à la rentrée, les résultats de l’entreprise ont été excellents: pendant la dernière réunion de communication tous les employés ont reçu les compliments de la Direction.
Le groupe, au niveau mondial, souffre la crise : mais malgré ça, leur Division s’est débrouillée plutôt bien.
Comme partout ailleurs, en début Décembre les différents départements commencent à penser à organiser chacun leur propre déjeuner de fin d’année: tous les employés d’un Service de retrouvent pour manger ensemble et se souhaiter un Bon Noël et une Heureuse Nouvelle Année.
Cette année le Directeur Général, Louis, a eu l’idée de condenser tous ces déjeuners dans un unique grand diner avec une fête en fin de soirée. Les employés ne sont pas tous heureux de ce choix, qui va contre les traditions et qui est carrément motivé par une optimisation des coûts. Mais dans le fond il pourrait s’agir d’une chose sympathique: au fur et mesure que les jours passent, les gens commencent à s’habituer à l’idée.
Diner et fête sont organisés par des assistantes qui, entre mi-Novembre et mi-Décembre, se chargeront de tout : le travail supplémentaire sera repayé par la gratification qu’elles vont certainement recevoir grâce au succès de l’événement.
La fête est fixée donc pour le 15 Décembre: les préparatifs commencent et on arrive au 5 Décembre avec une longue liste d’employés qui ont confirmé leur présence, pour la satisfaction des assistantes et l’orgueil du Directeur Général.
Mais dans les trois mois qui ont suivi la rentrée, les résultats du groupe, déjà insatisfaisants, ont subi une ultérieure dégradation et dans les hautes sphères il y a quelqu’un qui commence à paniquer. La position du Président du groupe est déjà délicate depuis quelques mois, mais maintenant elle devient instable. L’homme calme et contrôlé qu’il a toujours été sent un gros poids sur ses épaules et une claire menace pour son futur. Avec les résultats qui n’arrivent pas, il sait que le conseil d’Administration ne va pas patienter encore longtemps : il doit donc agir, rapidement. Mais quoi faire?
Ne pouvant pas augmenter les ventes, il ne reste que réduire les coûts; mais des coûts qui puissent avoir toute de suite un impact positif sur le résultat. Des coûts qui arrivent exactement en cette période…
Louis est informé directement: même quelqu’un de froid comme lui a du mal à rester impassible devant cette nouvelle, à l’apparence banale. L’élimination de tous les frais extraordinaires prévus pour la période de Noël aura un fort impact négatif sur le moral des employés…
Il organise une réunion de communication per le jour suivant, lorsque la nouvelle a déjà fait le tour des machines de café: “Malheureusement, suite aux mauvais résultats économiques du groupe dans les derniers mois, notre Senior Management a décidé de couper les dépenses concernant les fêtes de Noël…”
Les gens ne comprennent pas: “On voudrait juste être sûrs d’avoir bien compris, Louis… serais-tu en train de dire que le diner et la fête, que tu nous as proposés, sont annulés? On parle bien de la fête qui nous avait été présentée comme un moment pour nous retrouver ensemble et renforcer les liens parmi les salariés et parmi les départements? C’est bien ça ?”
– Oui, c’est bien ça… malheureusement la décision a été prise, et c’est comme ça pour tous les sites du groupe dans le monde.
– Mais… jusqu’à il y a un mois vous nous faisiez les compliments pour les excellents résultats de notre Division! Et un mois après vous annulez le diner de Noël?.
– Je comprends parfaitement votre état d’esprit, mais comme je vous disais il s’agit d’une décision prise au niveau du groupe et on ne peut pas faire d’exceptions…
– Pourtant nos résultats économiques sont bien une exception à l’intérieur du groupe, non? Et puis, avez-vous calculé le montant épargné ? Nous avons déjà payé plus de la moitié de la location des locaux…! Qu’est-ce que nous allons épargner? Le prix du diner pour 150 personnes? 10 mille Euro? Même pas le coût d’un voyage en Business Class entre la Belgique et les Etats Unis?!”
Louis est fortement embarrassé: ses employés ne l’avaient jamais vu comme ça.
Quelqu’un ajoute: “Si je ne me trompe pas, nos collègues en Angleterre ont déjà fait une fête il y a deux jours: est-ce que ça c’est normal?
– Je pense que oui…”
– Donc l’erreur que nous avons fait ç’a été d’attendre trop? ”
Un rire nerveux éclate dans la grande salle. Un autre dit : “L’année prochaine on fêtera Noël en Été !”.
Le rire augmente. Même Louis sourit, tendu, conscient de la stupidité de la décision prise par quelqu’un plus en haut que lui.
Un autre employé a un doute: “Juste une question: là nous sommes en train de parler seulement de la fête du 15 Décembre, mais les dépenses extraordinaires pour Noël ne concernent pas que la fête… il y a aussi le spectacle de fin d’année et les chèques cadeaux pour nos enfants…
– Malheureusement sont supprimés eux aussi, je suis désolé”.
Un fort murmure d’indignation remplace le rire nerveux: les personnes, d’abord surprises et déçues, sont maintenant incrédules.
“Je suis désolé, vraiment. Je vais essayer de faire tout ce qui est possible pour les cadeaux des enfants, mais je ne peux rien vous assurer.”
La réunion s’arrête là. Avec ce qui est ressenti par tout le monde comme un gros coup bas au moral des troupes.
Le matin suivant, Louis téléphone au Président: il explique la démotivation des gens suite à la nouvelle de la veille; il parle de combien il est important le respect des traditions, il souligne combien le cout des cadeaux pour les enfants des salariés soit dérisoire par rapport aux autres couts auxquels ils doivent faire face.
Après quelques minutes le Président se laisse convaincre : « D’accord, autorisons la distribution des chèques cadeaux pour les enfants. Mais pas le reste : la fête du 15 et le spectacle de fin d’année sont annulés. Et les chèques je les accorde seulement pour cette année”.
Le lendemain les bons d’achats sont repartis parmi les salariés ayant des enfants. La semaine suivante plusieurs consoles de jeu, petits sacs à main, VTT et peluches rentrent dans les maisons des employés: tous sont bien emballés et décorés avec des beaux rubans et bien cachés en haut des armoires pour les ressortir la veille de Noel.
Et la fête se renouvelle, les sourire attendus arrivent, le bonheur règne.
Au moins pour cette année.
Au mois de février, l’accident d’il y a deux mois est désormais catalogué parmi les différentes incompréhensibles décisions prises par “ceux qui sont en haut” et que chaque employé se voit obligé à accepter sans réussir à en saisir la logique. Une chose de plus dans la liste, et certainement pas la dernière, mais désormais ça fait partie du passé.
Et, de toute façon, c’est la période où le comité d’entreprise rencontre à nouveau la Direction pour discuter des activités et du budget pour cette nouvelle année.
A cette première réunion participent le Directeur Général, le Responsable des Ressources Humaines et deux représentants du personnel: Clara et Eric.
Parmi les différents points à l’ordre du jour, il y a bien évidemment celui concernant l’activité d’organisation des spectacles pour les familles des employés et la gestion des cadeaux pour leurs enfants. Pour Louis, le Directeur Général, les choses sont claires: le Président a décidé, deux mois auparavant, que la société n’aurait plus dépensé d‘argent dans ce type de service pour les employés, car ces services n’apportaient aucun avantage, ni économique ni d’efficacité, et donc il n’en voyait pas l’intérêt pour son groupe.
Clara le sait très bien, et propose : « Vu que la Direction ne souhaite plus s’en occuper, nous voudrions demander, comme représentants du personnel, de prendre en charge cette activité ».
Le Directeur Général ne s’attendait pas à cette demande, mais ce lui semble légitime et humain que Clara souhaite garder cette tradition en utilisant le budget annuel que la loi assigne au comité du personnel. Il se tourne vers Philippe, le Responsable RH, et il lui demande son avis: « Si tu es d’accord, je n’ai rien contre », lui répond Philippe.
Clara et Philippe se regardent dans les yeux: les deux sont des durs adversaires dans les négociations d’entreprise, pourtant on dirait qu’en ce moment quelque chose se passe entre leurs regards. Le Directeur Général ne s’en aperçoit pas: à lui ils suffisent les mots de Clara et Philippe.
“D’accord, donc. Vous pouvez prendre en charge cette activité”.
– Très bien”, dit Clara, “écrivons-le donc dans le compte-rendu officiel de la réunion pour éviter des problèmes dans le futur, vu qu’il s’agit d’une décision qui concerne tous les employés”.
– Certainement”, répond Louis, qui ne croit pas au fait qu’il puisse enfin se débarrasser de ce sujet épineux.
Le reporting est complété et signé par tous les intervenants. Clara reste sérieuse, pareil que son collègue Eric. Le Directeur Général est souriant, comme quelqu’un qui a fait une très bonne affaire. Philippe est serein, il sourit légèrement, et à la fin de la réunion il quitte la salle sans ajouter un seul mot.
La commission se réunit à nouveau deux mois plus tard. Autour de la table il y a toujours les mêmes personnes. A l’ordre du jour apparait l’item : « budget pour l’activité spectacles et cadeaux familles des salariés ». Louis ne comprend pas bien la raison de ce point et il attend que Clara s’exprime sur le sujet : « Suite à ce que la commission a décidé pendant la réunion précédente, la Direction de la société a officiellement transféré cette activité au Comité des représentants du personnel. Maintenant, comme il est défini par la loi, nous devons transférer aussi le budget concerné ».
Louis rigole: “Tu plaisantes, n’est pas? Nous avons transféré l’activité parce que nous n’avons pas l’argent pour la gérer, et là tu me demande cet argent ?! »
– Laisse-moi te corriger, Louis: séparons les deux sujets. D’un côté il y a tes raisons pour lesquelles tu as transféré l’activité ; de l’autre côté, nos devoirs vis-à-vis de la loi. Alors, ton commentaire sur le fait que tu n’as pas l’argent pour la gérer est totalement au dehors du contexte dans lequel nous sommes en train de discuter, c’est à dire celui légal; mais, pour correction, je te réponds: la Direction, l’argent, elle l’a, et le résultat économique de l’année dernière le confirme complètement, seulement qu’elle ne souhaite pas le dépenser pour ses employés, mais préfère le distribuer aux actionnaires. De toute façon, comme je viens de te le dire, il s’agit d’un commentaire totalement hors contexte : donc, s’il te plait, arrêtons ici la discussion sur le pourquoi le Président, et donc toi, ne souhaite pas s’occuper de ça. Et n’en parlons plus ».
Louis baisse la tête et ne dit rien; il serre nerveusement ses dents.
Clara continue: “Par contre, concentrons-nous sur l’aspect légal, car c’est ça qui nous intéresse, comme ça nous éviterons de perdre notre temps: j’ai préparé un dossier qui inclut aussi bien les décisions déjà prises par cette commission, que les parties du code civil qui nous concerne: la raison du transfert de l’activité n’est pas mentionnée et ce n’est pas important qu’elle le soit. Ce qui est important c’est que l’activité a été transférée et donc, si nous allons lire le code, le budget de la même activité doit être transféré avec elle. Pour faire simple, la Direction a l’obligation légale de transférer à notre Comité le budget nécessaire pour organiser les spectacles et faire les cadeaux. C’est tout”.
Louis se sent trompé: c’est évident que Clara avait ça en tête dès le début et qu’elle a dû consulter un cabinet juridique depuis quelque temps.
Il s’énerve : “Mais c’est de la folie! Je souhaite recueillir toutes les informations nécessaires, j’ai beaucoup de doutes sur ce que tu dis. Philippe, je suppose que tu connais bien cette partie du code…”
– Bien sûr, Louis, c’est évident: et je crois que Clara ait raison. Je suis désolé, mais je pensais que tu le savais : lorsqu’on transfère une activité ça veut dire qu’on transfère aussi le budget de son fonctionnement.”
“Bah non, je ne le savais pas! Je ne peux pas connaitre tous les articles du code ! C’est toi, qui les connait : pourquoi tu ne m’as rien dit ?
– Pardonne-moi, Louis, il n’y a pas besoin de s’énerver: tu as juste demandé mon avis et je t’ai répondu en te disant que si tu étais d’accord je n’avais rien contre. Tu ne m’as pas demande un avis juridique. Et après, excuse-moi si je te le dis, les décisions c’est toi qui les prends et d’habitude tu me mets au courant seulement une fois le fait accomplis. Je ne suis jamais impliqué dans le processus décisionnel. Qu’est-ce que je peux te dire? Désolé pour le malentendu…”
Louis ne digère pas la chose: cet idiot de Philippe ne l’a pas aidé. Comment peut-on travailler de cette façon?!
“Je préfère laisser la décision en suspendu: j’évaluerai avec Philippe et avec l’expert juridique du groupe ce qu’il faut faire. Remettons le sujet à la prochaine réunion.
– Pas de soucis. Mais à la prochaine séance de la Commission il nous faut votre réponse. Si vous n’acceptez pas, nous devrons passer par les avocats sans perdre du temps, car nous voulons être surs d’offrir à nouveau les cadeaux aux enfants cette année.”
Louis, à nouveau, ne répond pas. La réunion se termine. Clara et Eric en sortent satisfaits. Philippe a toujours ce petit sourire, mal caché, pendant qu’il sort de la salle et prend la direction de son bureau.
Dès le lendemain, Louis commence à vérifier les informations fournies par Clara: il demande du conseil à un autre cabinet d’avocats et il se rend compte que tout ce qu’elle a dit correspond à la vérité. Maintenant il a le choix entre deux options : accepter la demande, et donc fournir le budget nécessaire ; ou autrement la refuser, et porter la question au tribunal. Il demande encore d’autres avis à des experts, mais à la fin il doit se rendre à la seule solution rationnelle.
Au début de Juin a lieu la troisième réunion de la Commission: mêmes participants, même point à l’ordre du jour. Cette fois les choses avancent très vite : Louis va directement au cœur du sujet : « Apres avoir vérifié le code, je reconnais que d’un point de vue légal vous avez raison et je vous accord le transfert du budget. Malheureusement, je dois le dire, je n’ai pas été informé à temps de l’impact financier lié au transfert de l’activité”. Ce pique est bien évidemment pour Philippe, qui, malgré ça, ne réagit pas: il continue à fixer le centre de la table, les bras croisés.
Louis voudrait continuer, et parler du comportement incorrect de Clara, mais il change vite d’avis: il sait que, en parlant de correction, il risque de rentrer dans un terrain dangereux, surtout après les évènements de Décembre dernier.
Le sujet est clos. Clara regarde à nouveau Philippe, de la même manière dont ils s’étaient regardés en Février. Ils ne parleront jamais entre eux de tout ça, mais tous les deux ils savent.
Clara range son dossier et prend le couloir, heureuse, accompagnée par Eric. Philippe passe à son bureau, récupère son sac pour le sport, et avec un sourire lumineux sur le visage il prend la voiture pour aller en piscine.
A la fin de l’année, tous les enfants auront leurs cadeaux.
L’éthique de Svetlana
Le sixième épisode de la Chronique des Managers, de Don Nicola