Les conflits de responsabilité: les ressources d’Emerson

23 mai 2013 | Chroniques des Managers

Voici le quatrième épisode des Chroniques des Managers, écrites par Don Nicola, qui nous fait rentrer, chronique après chronique, dans les contradictions, les difficultés et les états d’âme de ces managers qui sont aussi des salariés…
Dans de nombreux pays, il existe deux villes principales: la capitale politico-administrative et celle économique. Au Brésil, il y en a trois. La plus célèbre est certainement Rio, bien qu’il ne soit ni le cœur politique ni celui financier du pays. Rio est l’image du Brésil à l’étranger: son Christ Rédempteur, le Pain de Sucre et la plage de Copacabana sont mondialement connus et rêvés.
Ensuite il y a la moderne Brasilia, la capitale officielle.
Mais lorsqu’on cherche du travail dans le monde de la finance ou de l’industrie, ce n’est pas dans ces deux villes qu’il faut aller: le business, au Brésil, est à Sao Paulo.
Dangereuse la nuit, banale le jour, Sao Paulo est une ville immense autour de laquelle se développent toujours de nouvelles activités. Beaucoup de gens, au pas svelte, parcourent la rue Paulista: parmi eux il y a Emerson, une personne qu’on ne remarque pas dans la foule.
Certainement pas brillant, plutôt banal, modeste, simple. Mais Emerson, à son travail il y tient: celui-ci le fait sentir utile et lui permet de faire vivre sa famille de manière honorable. C’est un manager dans la quarantaine, heureux de ce qu’il fait, sans beaucoup d’ambitions. Mais qui ne renonce pas à ce à quoi il a droit. On lui a appris qu’il faut travailler et gagner sa vie, et que, quand vous travaillez dur, vous avez droit au respect et à un salaire équitable.
Emerson a été placé à la tête de l’une des nombreuses agences de son groupe à São Paulo. C’est une agence avec une base de clients suffisamment stable, des gens de la région, qui vont à cette agence depuis des lustres.
La croissance économique au Brésil est importante, et tout le monde veut en profiter, personne ne veut rester exclu. Le groupe d’Emerson a une des meilleures côtes sur le marché: il a une image à défendre et des intérêts à assurer aux actionnaires. Si la croissance du pays est de 5% par an, les actionnaires en demandent 8. Et pour leur donner les 8%, il faut innover, prendre des risques, changer, se développer, s’agrandir. Il devient nécessaire de transformer les petites agences, offrir de nouveaux services, faire naitre de nouveaux besoins, conquérir de nouveaux clients. Les gens du marketing sont au centre de ces actions de transformation, dans tous les secteurs d’activité.
Même dans le groupe d’Emerson le marketing travaille dur: en quelques mois une nouvelle stratégie est décidée, approuvée, communiquée aux différents responsables d’agence. Tout se déroule à une vitesse impressionnante.
Le Plan Marketing vient juste d’être terminé qu’on envoie les ouvriers à « relooker » les locaux et on démarre à travers tout le pays les communications sur les nouveaux services offerts par le groupe.
En quelques semaines, l’agence d’Emerson est totalement transformée: plus grande et moderne, elle offre de nouveaux services et attire beaucoup plus de gens.
A accueillir les nouveaux clients, il y a toujours eux: Emerson et ses deux collaborateurs, Fernanda et Marcos. Mais le travail, bien évidemment, n’est plus celui qui était un an auparavant: la diversification de l’offre, la complexité des combinaisons, le nombre de clients… eux seuls, à trois, ne suffisent plus.
Emerson demande donc à Marcos d’évaluer combien de collaborateurs en plus il leur faudrait: un? Deux? Il faut le déterminer avec précision avant d’effecteur la demande à la Direction. Emerson pourrait faire une évaluation grossière, mais il a besoin de Marcos pour être plus précis. Ce dernier est submergé de boulot, mais il sait reconnaitre les priorités: lorsqu’on demande de l’aide à la Direction du groupe, on a intérêt à savoir la justifier, autrement on ne reçoit rien et on perd en crédibilité.
L’organisation de leur société est de type matriciel, un standard adopté par d’innombrables entreprises. C’est un model organisationnel conçu par la Nasa: une entité énorme, avec des projets à long terme. Et pourtant, cette structure est aujourd’hui employée par des sociétés bien différentes, où le Time to Market est primordial, la réactivité indispensable, et dont les clients demandent aujourd’hui que le travail soit prêt pour hier… pareil que dans l’entité où Emerson travaille.
On pourrait se demander le pourquoi de cette apparente incohérence. Mais la réponse est simple, si on considère que la Matrice est le type d’organisation le plus conflictuelle qui existe, beaucoup plus que les autres différentes structures. C’est donc l’“idéal” d’exploiter au maximum les managers en “jouant” sur les conflits de responsabilité: d’un coté les responsables opérationnels, en charge d’atteindre des résultats financiers précis; de l’autre coté les responsables fonctionnels, ceux qui gèrent les ressources et les distribuent à bon escient parmi les différentes activités.
Dans le groupe d’Emerson, l’affectation des ressources est gérée par un département dédié à la sélection, l’embauche et la formation des collaborateurs: un budget leur est dédié pour la durée d’un an, et ils doivent s’y tenir, à moins d’une intervention directe du Directeur General. Toutes les prévisions financières sont basées sur ce principe.
Marcos passe des heures dans ses comptes, demande un avis à Fernanda, modifie les hypothèses, calcule à nouveau; à la fin il obtient un résultat, un numéro simple, rond: cinq!
Il faut cinq personnes de plus pour que l’agence puisse travailler correctement. Cinq de plus?! Donc ils devraient être huit en total… et ils ne sont que trois!
Il a vérifié ses calculs: le résultat est correct.
Il ne reste qu’en parler à Emerson… lui aussi sera surpris…
Emerson ne sait pas quoi répondre: peut-être Marcos s’est trompé… cinq personnes représentent une charge de travail énorme! Et même, comment pourra-t-il les demander en espérant être pris au sérieux par la Direction? Il revoit les calculs de Marcos, mais il doit se rendre à l’évidence.
La société était très profitable avant la restructuration: le sera-t-elle après, avec cinq employés de plus?
Le Marketing a effectué des études de marché et a construit des Business Plans: ils sont des gens expérimentés, et ils sont certains que avec les changements effectués ils deviendront encore plus profitables.
Mais alors, pourquoi on devrait lui refuser les cinq collaborateurs?
Il prépare la demande officielle, en faisant très attention aux mots, en montrant beaucoup d’intérêt pour les dépenses du groupe et en justifiant ses besoins par des phrases très diplomatiques et prudentes. Il envoie la demande par mail à la Responsable de l’affectation des ressources, Vanessa: en copie il y a le Directeur General.
Emerson est certainement un peu agité à cause de sa demande. Il sait n’avoir jamais géré plus que 3 personnes, qu’il avait été embauché parce que son profil était adapté pour une petite agence, que c’est une opportunité pour lui de faire un pas en avant en termes de responsabilités… tout cela se mélange dans sa tête pendant les heures qui suivent sa demande. Il n’est pas un Manager sûr de lui, mais il a une responsabilité et veut prouver qu’il est capable de l’assumer.
Au fur et mesure que les heures passent, il essaye de se calmer, de se distraire. Mais passent même les jours et personne ne lui répond. La tension pour le nouveau défi laisse la place à la nervosité due à la frustration de ne pas être pris en considération. Lors de la réunion mensuelle des responsables d’agence il réitère sa demande. D’autres collègues aussi demandent des ressources additionnelles, mais en nombre plus limité, surtout par rapport à celles qu’ils ont déjà. Certes, un saut de deux à sept n’est pas banal, mais Marcos a bien fait ses calculs: il en a besoin, de ces gens, donc ils doivent les lui donner!
Après la réunion, Emerson exige que sa demande soit reportée dans le compte rendu officiel: c’est une bonne idée, car enfin quelqu’un commence à s’en interesser. Les premiers commentaires sont évidemment critiques, sceptiques. Pas de quoi remonter le moral.
Emerson explique la situation à Marcos et Fernanda, les deux n’en peuvent plus. Marcos ne sait plus quoi faire et prend l’initiative d’écrire directement à Vanessa, en mettant en copie Emerson et Fernanda. Pas de réponse.
Alors Emerson décide d’aller jusqu’au bout, il n’a pas le choix: il reprend l’e-mail de Marcos et, en s’adressant à Vanessa, il lui demande, cette fois en manière directe et sans beaucoup de formalités, une réunion immédiate pour résoudre définitivement le problème: il n’est pas prêt à accepter d’autres procrastinations, son équipe n’est plus en mesure de soutenir une telle situation. En copie il met le Directeur Général.
Vanessa est obligée d’accepter. Et le Directeur confirme lui aussi sa présence.
Pendant le meeting, plutôt tendu, Marcos présente la charge de travail liée aux nouveaux services et explique comment ses calculs l’ont amené à demander cinq autres personnes. La première réaction du Directeur Général est de proposer à Vanessa de trouver des ressources dans d’autres agences, mais Vanessa lui fait savoir que même les autres agences se retrouvent en sous-effectifs.
Après une heure de discussions et de négociations, le Directeur n’a pas d’autres alternatives que de s’engager à obtenir un budget supplémentaire en conseil d’administration.
A partir de ce moment les choses vont vite: le budget supplémentaire est approuvé, justifié par la forte augmentation du chiffre d’affaires et par le bénéfice en hausse significative; Vanessa identifie facilement les cinq personnes à ajouter à l’équipe d’Emerson; Marcos commence à les former et à les intégrer avec l’aide de Fernanda. La charge de travail est enfin distribuée de manière uniforme.
Marcos est plus calme, mais avec un goût amer dans la bouche à cause de tout l’effort qui a été nécessaire pour avoir quelque chose qui devait être planifié à l’avance par la Direction et mis en service automatiquement. Emerson est satisfait: il pense qu’il a une grande équipe maintenant. Il se sent plus important.
Vanessa joue la fausse perdante, en sachant très bien que même cette année elle atteindra ses objectifs grâce au budget supplémentaire qu’elle a acquis avec sa capacité de résistance aux demandes de Emerson.
Le Directeur général passe pour le gentil qui a accordé une aide extraordinaire…
Mais l’aide a été accordée après trois mois à compter du moment où Marcos et Emerson l’ont demandée. Pendant trois mois, deux personnes ont travaillé pour sept: stressées, fatiguées, nerveuses, inquiètes, sans une vraie vie au dehors du travail, sans avoir le temps de voir leurs enfants, sans pouvoir s’occuper de leurs familles.
Mais pendant trois mois, le Directeur a épargné cinq bons salaires. Et ça, grâce à sa brillante idée de nommer Vanessa à l’allocation de nouvelles ressources…
Il ne fait aucun doute: il a fait ce qui était mieux pour la société.
A quel prix, ceci n’a pas d’importance.

A lire dans le magazine

Les cadeaux de Noël

La septième Chronique des Managers, de notre contributeur Don Nicola.

Enlevez vos oeillères.

Le cinquième épisode des Chroniques de Managers, écrites par Don Nicola.

Tous au «Communication Meeting»!

Une nouvelle Chronique des Managers de notre contributeur Don Nicola, sur le baratin fourni aux employés pendant des meetings de communication interne.

Réseaux Sociaux

Suivez-nous sur les réseaux sociaux pour des infos spéciales ou échanger avec les membres de la communauté.

Aidez-nous

Le site Souffrance et Travail est maintenu par l’association DCTH ainsi qu’une équipe bénévole. Vous pouvez nous aider à continuer notre travail.