Malgré les dispositions prises par le gouvernement pour lutter contre le harcèlement sexuel au travail, le compte n’y est pas pour l’avocate Maude Beckers. Si la parole des victimes est globalement mieux accueillie dans les audiences, les délais sont toujours trop longs et les sanctions pas assez dissuasives.
Semaine sociale Lamy : L’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo qui en a découlé ont-ils permis des avancées en matière de lutte contre le harcèlement sexuel au travail ?
Maude Beckers : Un des objectifs du mouvement #MeToo était de dénoncer les violences sexuelles subies par les femmes notamment dans les sphères de pouvoir et de subordination comme celle du travail. Face à l’ampleur du mouvement et à sa portée médiatique, le gouvernement a répondu politiquement en mettant en place un plan de prévention et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, totalement déconnecté des problématiques propres au monde du travail. Les propositions des avocates et de l’association spécialisées sur le harcèlement sexuel au travail (l’AVFT), qui alertaient le gouvernement de longue date sur cette problématique, n’ont pas été reprises. Le gouvernement s’est concentré sur le harcèlement de rue, en créant l’infraction de l’outrage sexiste, qui est pour nous de la poudre aux yeux. Rappelons pourtant qu’une femme sur cinq est victime de harcèlement sexuel sur son lieu de travail et que 40 % de celles qui parlent perdent leur emploi selon l’enquête du Défenseur des droits.
SSL : Que demandiez-vous ?
M. B. : Dans le monde du travail, nous demandons que le licenciement nul soit davantage sanctionné. Nous considérons que l’indemnité « plancher » de six mois qui s’applique actuellement lorsque le juge constate que le licenciement est intervenu en méconnaissance des dispositions du Code du travail relatives à la discrimination et au harcèlement sexuel est trop faible et donc pas assez dissuasive. Les entreprises préfèrent attendre d’être condamnées – environ 10 000 euros pour une salariée payée au Smic en cas de harcèlement sexuel – que de mettre en place un plan de prévention. Surtout que beaucoup de femmes se taisent dans ce type de dossiers et que les employeurs comptent sur ce silence. Or pour prévenir et lutter efficacement contre le harcèlement sexuel au travail, il faut sanctionner le manquement à l’obligation de prévention et les licenciements nuls de façon beaucoup plus importante. Une disposition avait été introduite en ce sens dans le projet de loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes du 4 août 2014. L’amendement portait à 12 mois de salaire l’indemnité « plancher » applicable en cas de licenciement nul et condamnait l’employeur à verser un rappel de salaire entre le licenciement et le jugement. Ce dispositif rendait à la fois la sanction dissuasive et incitait les employeurs à ne pas faire traîner les procès qui aujourd’hui, par un jeu de renvois et de recours, peuvent durer jusqu’à quatre ou cinq ans. C’était donc une mesure phare. Mais le Conseil constitutionnel l’a invalidée au motif qu’il s’agissait d’un cavalier législatif. Tous les gouvernements successifs se sont engagés à la reprendre. Ce qui a été fait en partie dans la loi El Khomri du 8 août 2016 qui prévoyait une sanction « plancher » de six mois et le rappel de salaire entre le licenciement et le jugement. La mesure a figuré un an dans le Code du travail. Puis les ordonnances Macron l’ont supprimée. Il s’agit donc bien d’une volonté claire et évidente du gouvernement de ne pas sanctionner les employeurs, d’assurer avant tout la protection des entreprises et ce même sur cette thématique. Bilan : un an après, les juges vont rarement au-delà des six mois de salaire, sauf dans le cas de dossiers très médiatisés.
SSL : Quid de l’aménagement de la charge de la preuve ?
M. B. : En matière de harcèlement sexuel, l’article L.?1154-1 du Code du travail selon lequel le salarié qui se dit victime de harcèlement doit présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement, devrait logiquement s’imposer aux juges. Par exemple une dénonciation de harcèlement sexuel auprès des IRP, une dénonciation en parallèle à l’inspection du travail, le témoignage d’une collègue qui a vu la salariée sortir du bureau en pleurs, des certificats médicaux qui vont conforter une dépression soudaine qui n’est pas liée à autre chose qu’au travail, une dénonciation cohérente des faits de harcèlement, etc. Ces indices mis bout à bout dans leur globalité devraient normalement conduire le juge à condamner dans plus de dossiers qu’il ne le fait actuellement. Beaucoup de conseillers prud’homaux jugent encore que s’ils n’ont pas la preuve directe du harcèlement sexuel, ils ne peuvent condamner sur ce fondement. Ce qui est une erreur manifeste dans l’application du droit. Selon moi, il y a un vrai problème de formation des juges prud’homaux qui ne saisissent pas toujours comment fonctionne l’aménagement de la charge de la preuve et nous sommes d’ailleurs confrontés à la même difficulté dans les autres dossiers de discriminations. Je suis donc souvent contrainte de faire appel pour pouvoir faire reconnaître les faits de harcèlement. Ce qui a changé en revanche c’est l’accueil dans les audiences. Les salariées étaient souvent malmenées et leur parole remise en cause. Je ne le vois plus depuis un an.
Autre difficulté, les enregistrements clandestins ne sont toujours pas reconnus comme preuve directe au civil. La jurisprudence reste malheureusement constante sur ce point, il s’agit pour les juges d’une preuve déloyale. La Cour d’appel de Paris l’a encore rappelé le 21 septembre 2016 dans une affaire où le Défenseur des droits intervenait pourtant à mes côtés pour faire reconnaître la licéité de ces enregistrements. Nous avons perdu l’affaire malgré la présentation d’enregistrements attestant très clairement du harcèlement sexuel de la salariée et une argumentation juridique solide. Nous avons donc demandé, le Défenseur des droits et moi-même, au gouvernement de modifier la loi pour que la preuve soit libre au civil en matière de harcèlement sexuel et pour les autres formes de discriminations au travail, difficiles à prouver. À ce stade nous n’avons pas de réponse. Le harcèlement sexuel étant par nature commis à l’abri du regard de tiers, il en va de l’égalité des armes que les femmes puissent verser au dossier, la seule preuve directe du harcèlement qu’elles peuvent avoir.
SSL : Les lois Schiappa et Avenir apportent-elles des avancées ?
M. B. : La loi Schiappa créé une nouvelle infraction à l’article 621-1 du Code pénal, l’outrage sexiste puni d’une amende de 4e classe qui ne sert selon moi à rien et qui peut même s’avérer dangereuse. Tout d’abord, la définition de l’outrage sexiste est très proche de celle du harcèlement sexuel, et la plupart des faits de harcèlement de rue peuvent déjà être poursuivis sur le fondement du texte sur le harcèlement sexuel.
Ensuite, les injures sexistes sont déjà réprimées par le Code pénal : l’injure publique sexiste est punie d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende ; l’injure sexiste non publique, d’une amende de 5e?classe. Il existe donc un vrai risque que des faits de harcèlement sexuel ou d’injures sexistes soient déqualifiés en outrage sexiste et donc moins sévèrement réprimés. Pire, des faits d’agression sexuelle pourraient être poursuivis sur le fondement du texte de l’outrage sexiste à en croire Marlène Schiappa qui a, lors d’interviews, justifié le texte sur le harcèlement sexuel de rue au regard notamment « des frotteurs » du métro qui commettent en réalité des faits d’agressions sexuelles !
Enfin, ceux qui vont se faire verbaliser le plus seront les habitants des quartiers populaires où la présence policière est structurellement forte. Ce dispositif participera ainsi à une nouvelle stigmatisation de ces quartiers pauvres où le harcèlement n’est pourtant pas plus important qu’ailleurs. Dans le même temps rien n’est fait dans les entreprises alors que la délinquance sexuelle dans le monde du travail est souvent l’affaire d’hommes en « cols blancs ».
Plus intéressant en revanche pour les victimes, la loi du 3 août 2018 ajoute les comportements sexistes à l’article 222-33 du Code pénal sur le harcèlement sexuel. Ce qui signifie qu’en cas d’agissements sexistes, nous pourrons envisager une condamnation au pénal.
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