Hôpitaux, police, finance, médias… Les cas de harcèlement et d’agressions sexuels mis en lumière par l’affaire Weinstein et le hashtag #balancetonporc vont bien au-delà du milieu du cinéma. Des victimes témoignent.
Combien sont-ils, ces patrons qui profitent de chaque pause café pour faire des remarques sur la longueur de la jupe d’une salariée ? Combien sont-elles, ces mains d’hommes baladeuses qui surprennent les épaules, le dos, les fesses d’une collègue ? Selon une enquête Ifop de 2014 pour le Défenseur des droits, une femme sur cinq est confrontée à une situation de harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle. L’enquête Virage, dévoilée fin 2016 par l’Institut national d’études démographiques (Ined), rapporte que 128 000 femmes sont victimes chaque année en France d’agressions sexuelles, de viols ou de tentatives de viols dans le cadre de leur travail. Des chiffres qui n’illustrent pourtant pas «toute la réalité du phénomène» d’après la sociologue et coresponsable de l’enquête Virage Alice Debauche. «La sphère professionnelle est l’espace dans lequel les violences sexuelles sont le plus invisibilisées et le moins déclarées, déplore-t-elle. On affirme qu’il y a 3 millions de Françaises qui subissent du harcèlement sexuel au travail. Mais combien d’employées sont oubliées ?»
Tort.
Docteure en psychologie et responsable du réseau Souffrance et travail, Marie Pezé recense «plusieurs couches successives de mise en invisibilité». «Le patriarcat et la division sexuelle du travail» d’abord. Mais aussi la «gêne» entourant traditionnellement le sujet du sexe, avec son lot de pudeur. Ou encore le chômage chronique, «qui a modifié les comportements au travail, avec plus de soumission et une radicalisation des modèles managériaux».
Autant de ressorts qui se superposent pour susciter l’omerta dans l’entreprise. Elle se traduit par le silence du gérant qui, «motivé par la performance économique, fera des choix très cyniques», poursuit la psychologue. Comme licencier une salariée qui dénonce un fait de harcèlement plutôt que de mettre à la porte son agresseur présumé parce qu’il est jugé utile à l’entreprise. Mais il y a aussi le silence des victimes, effrayées par l’idée de perdre leur emploi. Selon l’Ifop, elles ne sont que 25 % à alerter leur direction. Les salariées les plus précaires seraient les moins concernées par cette libération de la parole. Alice Debauche, de l’Ined : «Celles qui osent ont le capital culturel et économique nécessaire pour rebondir professionnellement. Mais encore une fois, la plupart d’entre elles continuent de subir sans rien dire.» Autre frein, la crainte de ne pas être comprises par l’entourage. Ou celle de causer du tort à son entreprise. Comme cette infirmière qui s’interdit de dénoncer un grand médecin parce qu’elle le sait indispensable à son hôpital, raconte l’avocate en droit du travail Maude Beckers. D’autres sont découragées par «l’ampleur du combat juridique à mener». Surtout si elles font face au mutisme de leurs collègues. «Avec 10 % de chômage, difficile de revendiquer les droits des autres», pointe la juriste.
«Pop psychologie».
Pourtant, la loi protège victimes et témoins de harcèlement sexuel contre toute sanction discriminatoire. Pas assez selon l’avocate, qui milite pour que les licenciements abusifs coûtent plus cher aux employeurs. Et la prévention est insuffisante, déplore Marie Pezé. Les boîtes font, selon elle, dans «le gadget ou la pop psychologie» pour améliorer la qualité de vie au travail, aux dépens des vrais problèmes. D’après l’Ifop, seules 18 % des entreprises sont dotées d’un système de prévention contre le harcèlement sexuel. Pas étonnant qu’elles gèrent si mal ces situations. «On a tellement dit pendant des années que ce n’était pas grave. Du coup, personne ne s’y est intéressé, pointe Me Beckers. Et puis, étouffer les affaires, c’est souvent plus simple.»
Via le site Libération