La lutte contre les violences sexistes et sexuelles semble avoir bien du mal à s’étendre au monde du travail. Avec une femme sur cinq victime de harcèlement sexuel au travail, les entreprises vont-elles rester une « zone de non droit » ?
Si les confédérations syndicales se sont emparées du sujet et formulent de nombreuses propositions, les employeurs ne semblent pas pressés de combattre ces violences, d’autant qu’ils sont peu sanctionnés lorsqu’ils les couvrent. Les ordonnances travail prises en 2017 risquent même de favoriser certaines régressions. Dans cette lutte, des acteurs de la société civile invitent désormais à faire du travail un espace à investir et transformer en priorité.
Le harcèlement sexuel au travail concerne une femme sur cinq, selon le Défenseur des droits, soit 2,5 millions d’entre-elles. On dénombre en France près de 10 viols ou tentatives de viols chaque jour sur un lieu de travail. Une enquête menée par la CGT en mars dernier, et qui a réunit plus de 2500 témoignages révèle que les trois quarts des victimes ne disent rien à leurs supérieurs hiérarchiques. 95% des cas ne sont jamais portés devant la justice. « Mais on ne peut pas donner tort aux femmes victimes de violences qui n’osent pas parler, avertit Christophe Dague, car la plupart du temps c’est très compliqué à gérer pour elles. »
Licenciements et blocages de carrières pour celles qui parlent
Et pour cause : toujours selon le Défenseur des droits, 40 % des femmes ayant parlé, dans leur entreprise, des violences subies estiment que cela leur a été préjudiciable professionnellement, avec des blocages de carrière, des non renouvellements de contrat, des démissions à la demande de l’employeur, des mutations ou des refus d’embauche [2]. Pour contrer les violences et faire face aux attaques subies suite aux dénonciations, les syndicats devraient être des « interlocuteurs incontournables », estime Raphaëlle Manière, de la CGT, engagée de longue date dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, notamment au sein de la commission femmes-mixité du syndicat. On est pourtant loin du compte. Sur les 30% de femmes victimes de harcèlement sexuel qui en ont parlé au sein de leur entreprise, 2% seulement se sont adressées à un ou une syndicaliste.
Face à ce constat sévère, et poussées en interne par celles et ceux qui veulent en finir avec ces violences, les confédérations syndicales ont été obligées de se positionner. « Il y a une montée de l’intransigeance vis à vis des violences à l’intérieur des syndicats », déclare Raphaëlle Manière en citant comme exemple un communiqué commun signé par la CFDT, la CGT, FO et la CFTC qui liste une série de propositions au moment des concertations gouvernementales du printemps 2018 sur la question de l’égalité professionnelle. Les organisations syndicales y demandaient notamment des référents « violence » dans toutes les entreprises de plus de 10 salariés, la protection de l’emploi et de la carrière des victimes, et la sanction des employeurs ne disposant pas de plan de prévention [3].
Malgré des évolutions syndicales, la situation reste rude sur le terrain
Au sein de certaines confédérations, il existe des structures ad hoc. La CGT a ainsi créé une cellule de veille contre les violences sexistes et sexuelles commises au sein du syndicat. L’union syndicale Solidaires a mis en place des commissions femmes-antisexistes-féministes pour « agir et s’entraider ». S’appuyant sur le partage d’expérience, de connaissance et d’idées, « ces commissions sont un point de départ vers la prise en charge collective de ces questions des violences », explique l’organisation syndicale, qui vient d’éditer un guide sur le sujet.
Si la question commence à faire consensus au niveau confédéral, sur le terrain la lutte reste rude. Dans les couloirs des bureaux, les ateliers des usines, les salles de classe ou les chantiers, les violences sexistes et sexuelles sont encore souvent considérées comme une affaire privée, qui ne regarde pas les syndicats. La lutte quotidienne contre le sexisme, et contre les violences, est souvent épuisante. « Juste après « #Metoo », j’ai eu l’impression qu’on pouvait parler plus facilement du sujet, rapporte Florence, salariée dans le secteur informatique et élue CFDT dans son comité d’entreprise. Les blagues sexistes se sont calmées. Les collègues osaient moins la ramener. Et puis six mois après, je m’en suis pris plein la figure. « Les femmes sont des menteuses », « un vrai viol c’est comme ci », « on va devenir comme aux États-Unis, on ne pourra plus draguer personne « , etc. »
« Les victimes ne peuvent venir nous voir que si nous sommes exemplaires »
Victime de harcèlement sexuel de la part d’un collègue, Florence n’en a jamais parlé à sa hiérarchie, et encore moins à la justice. Elle a en revanche évoqué le sujet au sein de sa section syndicale, parce qu’elle savait qu’elle serait entendue, notamment par un collègue qu’elle savait très sensible au féminisme : « J’étais sûre qu’il ne se moquerait pas, ni ne mettrait ma parole en doute », raconte Florence. « Les victimes ne peuvent venir nous voir que si nous sommes exemplaires », glisse Christophe Dague. Entendre les victimes, se désolidariser des agresseurs, cela, pourtant, ne va pas toujours de soi au sein des syndicats… dont les demandes de formations ne cessent d’augmenter.
Le témoignage de Florence a débouché sur une formation syndicale, qu’elle s’applique désormais à transmettre à ses collègues lors de courts modules de sensibilisation. « Mettre les bons mots sur les comportements et les situations, c’est important, et cela donne de la légitimité, commente Florence. Connaître la stratégie de l’agresseur aide à détecter les situations risquées. Et cela donne de la force pour continuer, par exemple, à réagir à chaque blague sexiste, en répétant – à chaque fois – que c’est intolérable. »
« Du côté des formations, il y a un petit basculement, observe Christophe Dague. Avant, il fallait qu’on s’impose dans les sections. Là, ce sont les sections qui nous sollicitent. » « La demande de formation augmente, relève aussi Marilyn Baldeck de l’AVFT, mais cette augmentation a précédé #Metoo. Depuis 2015, nous multiplions par deux, chaque année, nos volumes de formations. En 2018, la croissance a été un peu moindre, mais importante malgré tout. » Le plus gros des demandes vient des employeurs de la fonction publique. Arrivent ensuite les syndicats, puis très loin derrière les employeurs privés. « Parmi les employeurs privés, les associations font largement plus que les entreprises à but lucratif. »
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Notes