Marie Pezé est docteur en Psychologie, psychanalyste, responsable du réseau de consultations Souffrance et Travail.
C’est au prix de la rencontre avec l’échec, l’endurance et le plaisir des ressources insoupçonnées que l’on découvre en soi, que le travail tient ses promesses : promesse d’émancipation sociale par l’autonomie financière, d’accès à la maturité par le dépassement de la dépendance aux parents.
Promesse d’accomplissement de soi par le regard des autres sur notre travail, qui nous donne, ou pas, la sensation d’être utile au monde.
Promesse de dépassement les situations sociales ou psychologiques de l’enfance que le métier choisi peut transformer en œuvre originale.
Promesse de déploiement de notre intelligence du réel du travail si on nous laisse des marges de manœuvre.
Promesse d’aller à la rencontre des autres, car le travail est l’apprentissage du vivre ensemble, condition de la construction de la coopération et de la solidarité.
Travailler, c’est se travailler et travailler ensemble.
« L’organisation du travail de nos patients était lointaine. Ses dégâts ne semblaient concerner que le corps physique. C’était le plein emploi ! »
Je me souviens, lorsque j’étais enfant, le travail était le territoire dans lequel je ne pouvais qu’entrer plus tard, sans souci. J’allais gagner ma vie, la question ne se posait même pas. Le travail, à l’époque, semblait être comme l’air qu’on respire, nul besoin d’écrire des livres pour en démontrer la centralité.
En 1975, lorsque je commençais à travailler comme psychologue dans un service de chirurgie de la main, à la demande novatrice des chirurgiens, il était évident que perdre sa main au travail était dramatique pour les ouvriers qui arrivaient aux urgences. Heureusement, les mains de l’équipe chirurgicale étaient là pour réparer, greffer ces mains détruites.
L’organisation du travail de nos patients était lointaine. Ses dégâts ne semblaient concerner que le corps physique. Si le travailleur ne guérissait pas, les chirurgiens me l’envoyaient. Ce n’était pas du côté du travail qu’on cherchait, mais du côté du psychisme. C’était le plein emploi ! si on ne travaillait pas, c’est qu’on était paresseux. Ou névrosé. Ou revendicateur.
Nos positions scientifiques étaient moralisatrices. Je sortais mon tiroir psychosomatique ou psychanalytique : conflit intrapsychique, sinistrose, bénéfices secondaires.
Nous ne savions pas qu‘une caissière scanne une tonne par heure à sa caisse
En 1985, même équipe de pointe, nous ne savions toujours pas ce qui se passait dans le monde du travail et nous regardions les récidives des patientes opérées du canal carpien avec nos stéréotypes dits scientifiques : leur vie personnelle ? Le départ des enfants de la maison ? L’usure du couple ? La ménopause, avec ses transformations hormonales et identitaires ?
Nous ne savions pas qu‘une caissière scanne une tonne par heure à sa caisse, ni que la division sexuelle du travail relègue encore les femmes aux métiers de subordination, d’exécution où leurs savoir-faire sont naturalisés, attribués à ladite nature féminine : la prise en charge de la saleté, des soins, des enfants, des vieillards, donc peu reconnus et peu rémunérés.
La rencontre avec Christophe Dejours et la psychodynamique du travail va vite éclairer les zones d’ombre de ma clinique.
Revenons ensemble à quelques fondamentaux
Le travail, c’est quoi ? N’est-il vraiment que souffrance ? Pourquoi travaillons-nous ? Peut-on limiter la définition du travail à l’emploi ? Après tout, l’élève travaille en classe, la femme au foyer travaille aussi. Que cherchons nous à prouver en travaillant ? Qu’engageons-nous dans le travail ? Quelle place prend le travail dans notre équilibre psychique ? Quels liens peut-on faire entre la personnalité du travailleur, le travail et les symptômes qu’il présente ?
Il faut donc entrer plus avant dans la compréhension de ce que nous investissons dans le travail et dans la façon dont le travail nous investit en retour.
Ou pas.
Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée à un cintre, dans les vestiaires de notre lieu de travail pour travailler mécaniquement.
Le travail est une rencontre entre qui nous sommes et ce qu’on nous donne à faire.
Si l’on peut si logiquement invoquer la personnalité de celui qui est en souffrance au travail pour exonérer les conditions de travail, c’est que nous engageons beaucoup de nous-mêmes dans notre métier. Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée à un cintre, dans les vestiaires de notre lieu de travail pour travailler mécaniquement. La plupart d’entre nous espèrent avoir l’occasion, grâce au travail, d’accéder à une reconnaissance de leur valeur personnelle, de leur singularité, bref de leur identité.
La construction de l’identité commence dans l’enfance et contient des lignes de force, l’amour, la sécurité, la confiance en soi et des lignes de faille, l’abandon affectif, les pertes, les deuils, les abus, les traumatismes. Chacun d’entre nous va tenter à l’âge adulte de continuer à construire son identité dans le regard des autres, dans le champ amoureux bien sûr, mais celui-ci a ses aléas et est loin de solder la question cruciale de notre identité. Et donc, dans le champ social où le travail joue bien sûr, un rôle central.
Si le salarié s’investit trop au travail, on pourra donc émettre l’hypothèse qu’il a un besoin éperdu de reconnaissance non obtenue dans l’enfance. Le lien difficile de certains salariés à l’autorité peut toujours être travaillé sous l’angle de la relation à la figure paternelle. Les identifications aux parents et donc à leurs métiers sont de bonnes pistes d’explications des situations d’échec professionnel.
- Mais peut-on dire à l’ouvrière qui souffre des 27 bouchons qu’elle visse par minute, que son œdipe y est pour quelque chose ?
- Peut-on dire au harcelé qui s’effondre à son poste, « mais, pourquoi n’êtes-vous pas parti plus tôt au lieu de supporter cette souffrance ? », alors que démissionner lui aurait fait perdre ses droits sociaux ?
- Les femmes apportent-elles leur consentement pulsionnel à être payées 25 % de moins que les hommes ?
Il faut essayer de comprendre l’impact de l’organisation du travail sur la santé physique et mentale. - Celle du salarié qui coupe l’aileron droit du poulet toute la journée dans un atelier agroalimentaire sans qu’on l’autorise à mettre un walkman sur les oreilles ou à bavarder avec ses collègues.
- Du cadre qui doit chercher tous les matins l’espace de travail, où il va créer des modèles de voiture. Très bien payé, en CDI mais sans bureau fixe. Il travaille dans une ambiance de précarité subjective.
- De la secrétaire qu’on oblige à coller les timbres à 4 mm du bord de l’enveloppe en s’aidant d’une règle.
- Du cadre évalué à 360° par ses collègues. Des « collègues », vraiment ?
Le pouvoir des gestes de métier
Quand le choix d’un métier est conforme aux besoins du sujet et que ses modalités d’exercice permettent le libre jeu du fonctionnement mental et corporel, le travail est constitutif de la santé. Si le travail autorise, en dépit des contraintes, un exercice inventif des corps, il devient même source de plaisir.
Dans certains métiers, le geste de travail peut être riche et avoir du sens : l’acteur peut interpréter son rôle, le musicien sa partition, le travailleur a des marges de manœuvre pour interpréter sa tâche prescrite.
Malheureusement, sur certains postes, le travailleur n’a plus aucune marge de manœuvre. Il est soumis à une organisation du travail qui détermine le geste, son contenu, les relations avec les collègues, la cadence. Quelquefois, le fonctionnement mental est réservé à l’étage du bureau des méthodes ou des ingénieurs, tandis que le fonctionnement corporel est assigné à l’atelier. Dans ce type d’organisation du travail, très taylorisé, l’individu est considéré comme un outil.
Non seulement penser est inutile mais devient même dangereux
Le mouvement automatisé, répétitif, est un rouage parfait pour l’organisation scientifique du travail. Mais quelques fois, bouger mécaniquement au travail ne sert plus qu’à tenir. Dans cette tension pour « tenir », le verbe n’est pas qu’une métaphore. Tout votre corps est engagé. Regardez l’ouvrière, qui visse 27 bouchons par minute sur la chaine, elle ne choisit pas son travail déqualifié et la pauvreté manuelle de son geste. À une certaine cadence, l’activité de travail entre tout simplement en concurrence avec sa pensée. Non seulement penser est inutile mais devient même dangereux. Le « silence mental » sert à ne plus penser la souffrance de ce travail-là. « Je suis devenue un robot » dit-elle en mimant encore et encore le geste de vissage dont son corps n’arrive plus à se délester. Le travail répétitif, monotone, trop prescrit, entraine un divorce total entre la main et l’imaginaire. L’absence de signification, l’inutilité des gestes à accomplir façonnent une image de soi terne, enlaidie, misérable. Quand le geste n’exprime plus rien, il ne permet plus de penser. Il sert à « tenir ».
L’ouvrière dit que travailler plus vite est une voie de décharge de la violence que génère ce type d’organisation du travail. La rage, la haine, la colère, la frustration sont rapatriées dans l’accélération du geste. Lorsque la haine devient trop forte, les ouvrières font des crises de nerfs dans l’atelier, il y a des brancards prévus pour ça dans les vestiaires. Elles vont s’allonger, avalent leur demi barrette de Lexomil et laissent « retomber la vapeur ». Retour à la chaîne.
Mais l’ouvrière dit aussi qu’en allant plus vite que la cadence demandée, elle dégage une marge de liberté, une individualité, un triomphe temporaire. Entre la cadence prescrite et l’ivresse de l’auto accélération, tout est réuni pour rendre l’individu esclave de la quantité. En faisant plus, l’esclave de la quantité devient athlète de la quantité. C’est là qu’est le piège. Le désir de reconnaissance.
Si le travail peut être un puissant opérateur de construction de la santé, par l’élargissement de la subjectivité, l’accroissement des pouvoirs du corps, de la sensibilité, il comporte aussi une dimension de souffrance et peut porter atteinte à notre santé.
Souvenons-nous : agir sur le geste, c’est toucher à toutes ces racines identitaires.
Le corps que nous engageons dans la tâche à accomplir n’est sûrement pas celui rêvé par cette organisation du travail : une force motrice, un réservoir d’énergie linéaire, disciplinarisé, sans rythme physiologique et biologique, sans limites, sans aléas, sans émotion, sans affect, sans faille. Ce corps-là est un moyen, juste une force motrice. Le nôtre est une origine. Bien loin des procédures fixées par l’organisation du travail, tous les processus engagés dans le rapport d’intimité avec la tâche, l’objet technique, la matière, avec l’outil, mobilisent en réalité toute la personnalité. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi-même.
Il n’y a pas de frontière possible entre le travail lui-même, le rapport subjectif au travail et le hors travail. Celui qui s’engage, qui s’implique dans son travail, qui est pris par le rythme de travail, est obligé de mobiliser des ressources qui impliquent son temps hors travail. Il n’y a pas non plus de neutralité du travail, quand le travail offre cette occasion incroyable de se transformer soi-même, pour sortir de l’expérience du travail, finalement plus intelligent qu’on ne l’était avant.
Personne ne regarde le travail déqualifié d’Anne-Marie, femme de ménage en milieu industriel, qui vient plus tôt dans ces immeubles anonymes dont elle nettoie les bureaux désertés le soir, pour croiser le visage des gens dont elle vide les corbeilles. :
« … Ils sont soixante-douze. Les verres, les couverts, les boîtes en plastique, le café, les tasses. Les gens des bureaux que je nettoie, je ne les vois jamais. Des fois, j’arrive plus tôt pour essayer de les voir un peu. Comme ça, je vois mon patron, les filles, on boit un café ensemble. »
Bien sûr, nous voulons que notre travail soit utile au monde, beau et bien fait. Comme Fatima, la femme de ménage qu’un hôpital parisien m’adresse avec une lettre dont la première phrase scelle son destin : « Nous vous adressons Fatima Elayoubi, marocaine et analphabète qui a développé une sinistrose dans les suites d’un accident du travail. ». Voilà ce que Fatima, qui a depuis écrit deux livres et dont la vie est devenue un film, dit de son travail de ménage : « Je travaille en cherchant toujours l’élégance de ce que j’ai fait, même quand je repasse une chemise. Je dois ressentir une harmonie esthétique au fond de moi. Je repasse les chemises, j’enlève la poussière, je dois dépoussiérer le monde entier pour voir de la beauté et de la propreté partout. Cet artisanat que je passe neuf heures à faire, personne ne le voit. Personne ne parle de mon art. … Nous, les artisans et les artistes, on s’occupe du quotidien, de la beauté du bureau, du merveilleux, du petit paradis, de l’élégance de la chemise… La société ne s’intéresse pas à ceux qui gardent son petit paradis, dépoussièrent son bureau ou ses boulevards, qui cuisent son pain. » Elle me dit aussi qu’elle fait un Picasso tous les soirs quand elle nettoie les classes. Et que les enfants le lui défont tous les jours.
Bien sûr que nous emportons dans le travail nos failles personnelles, issues de l’enfance, qui deviennent nos forces et nous permettent d’enrichir notre secteur professionnel. Je suis bien placée pour le savoir.
Cette centralité du corps au travail ou du travail du corps, devient un outil cardinal de ma consultation créée en 1996, et des 200 qui se sont créées depuis.
TRAVAILLER, c’est se travailler, c’est travailler par corps
Vous commencez à mesurer que l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est très différente de l’intelligence rationnelle, logique. Dans le travail, nous mobilisons l’intelligence du corps. C’est elle qui palpe, mémorise, évalue, mémorise les informations, les sensations, les perceptions dans ce qu’on appelle des « mémoires procédurales ».
La mémoire procédurale est une forme de mémoire à long terme qui porte sur les habiletés motrices, les savoir-faire, les gestes habituels. C’est grâce à elle qu’on peut se souvenir de l’exécution des séquences de gestes. Elle est très fiable et conserve ses souvenirs même s’ils ne sont pas utilisés pendant plusieurs années. La mémoire procédurale est activée dans les actions que nous menons « en roue libre » : faire du vélo, allumer une cigarette, préparer un œuf à la coque, démarrer sa voiture…
Ce « travailler par corps » se construit dans tous les métiers :
- L’ouvrier qui usine une pièce a si bien développé ses mémoires procédurales que c’est à l’oreille qu’il sait avoir atteint le bon micron et qu’il peut s’arrêter.
- L’enseignant qui a du métier, comme on dit, sait à l’oreille que sa classe qui chuchote, s’amuse, commence à faire trop de bruit, qu’on approche du chahut et qu’il faut introduire une activité de diversion pour récupérer leur attention. C’est avec l’intelligence du corps qu’il apprend à le sentir.
- Le chirurgien sait évaluer à l’œil et au doigt la texture du tendon et s’il est fragile, le réparer.
- Quand je vois un patient pour la première fois, je n’ai plus besoin de mon manuel à côté de moi. Je connais la manière de conduire un entretien. Mais en fait, avant même de demander à ce nouveau patient comment il s’appelle et pourquoi il vient, tout mon corps s’est mis au travail. Mes yeux ont enregistré la sueur qui perle sur son front, son thorax en apnée, sa jambe qui s’agite sous le fauteuil. Mon odorat a senti l’odeur de peur qui se dégage de lui. J’entends son souffle court. Bref, j’ai travaillé PAR CORPS, comme le fraiseur, l’instituteur, le menuisier, le chirurgien. Et quelque part, au fond de moi, parce que j’ai vu des centaines de patients, au moment où je lui demande son nom, son adresse, bref, son état-civil, j’ai déjà fait mon diagnostic.
Travailler c’est non seulement faire l’expérience du réel, c’est aussi maintenir l’obstination et l’endurance.
J’accepte de me faire habiter peu à peu, coloniser par cette expérience de l’échec et c’est quelques fois en l’emportant chez moi, dans ma tête, en ayant des insomnies, en en rêvant la nuit, qu’au bout de quelques jours de cette obstination, de cette endurance, un beau matin me vient une idée, une ficelle de métier, une ficelle plus universelle, La solution ! C’est au prix de la rencontre avec l’échec, l’endurance et le plaisir des ressources insoupçonnées que l’on découvre en soi, que le travail déploie sa puissance mutative :
- Promesse d’émancipation sociale par l’autonomie financière, d’accès à la maturité par le dépassement de la dépendance aux parents.
- Promesse d’accomplissement de soi par le regard des autres sur notre travail: regard des usagers, des patients, des clients qui nous donnent, ou pas, la sensation d’être utile au monde. Regard de la hiérarchie sur le travail accompli par rapport aux moyens donnés plutôt que par rapport aux objectifs à atteindre.
- Promesse d’arriver à dépasser les situations sociales ou psychologiques de l’enfance que le métier que nous choisissons peut nous aider à transformer en œuvre originale.
- La promesse du travail se trouve en fait surtout dans l’écart entre le travail tel qu’on nous demande de le faire, dit travail prescrit, et tel que nous l’exécutons, dit travail réel. Dans cet écart se déploient toute notre énergie personnelle, notre créativité, notre intelligence du réel.
- Promesse d’aller à la rencontre des autres, car le travail est aussi l’apprentissage du vivre ensemble, condition de la construction de la coopération et de la solidarité. Le monde du travail est l’espace social qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à interagir, partager et nous confronter avec tous les autres.
Travailler, c’est se travailler et travailler ensemble.
Dans les années 90, Les pathologies deviennent criantes, caricaturales. Dans ce département le plus riche de France, le 92, travail sous contrainte de temps, harcèlement, emploi précaire, déqualification, chômage, semblent le lot quotidien des salariés.
Les patients présentent de spectaculaires tableaux de temps de guerre, les yeux hagards, en apnée, la peur au ventre. Ils évitent le quartier de leur entreprise. Car pour eux, dehors, tout fait sens. Et l’angoisse alors surgit, incontrôlable ! Cette femme médecin s’asphyxie dès qu’elle prononce le sigle de son entreprise et je dois appeler à l’aide l’anesthésiste réanimateur pour la ventiler !
Que se passe-t-il dans le monde du travail ? Que leur fait-on ?
Parfois, l’un d’entre eux, plus courageux ou plus inconscient que les autres, me glisse un guide de management interne en me suppliant de ne pas le faire circuler. Je découvre alors les techniques de management qui se diffusent dans les entreprises. Les pathologies présentées semblent issues désormais de violences collectives plus que de névroses personnelles, violences collectives qui dans les grandes entreprises de la Défense semblent sacrément orchestrées.
« Marie, vos patients harcelés sont de petits paranoïaques ! »
Quant à l’utilisation de l’approche psychologique habituelle sur ces patients, concepts psychanalytiques et psychosomatiques, je vois bien qu’elle peut devenir une véritable maltraitance « thérapeutique ». Ils s’accusent tous déjà bien assez de leur faiblesse sans y ajouter l’hypothèse de leur masochisme, d’une résistance à la figure de l’autorité, d’une topique mal foutue… Il sera bien temps d’y revenir plus tard.
Les violences organisées ont une spécificité clinique, psycho-politique et des impacts cliniques puissants débouchant sur l’élaboration de dispositifs de traitements spécifiques. Ainsi que le souligne Françoise SIRONI, ces patients ne souffrent pas de troubles psychiques au sens traditionnel du terme mais de traumatismes intentionnels, effets de pratiques organisationnelles malveillantes et/ou pathogènes. Voilà pourquoi le patient ne doit pas être mis en situation d’écoute neutre et bienveillante.
Écouter le vécu subjectif du salarié et le rapporter sans cesse à sa problématique personnelle revient à le rendre responsable de sa désaffiliation. À lui faire croire que ce qui lui arrive vient de ce qu’il est et non de ce qu’il fait.
« Marie, vos patients harcelés sont de petits paranoïaques ! » me disaient mes correspondants psychiatres, formés à traiter des structures.
« Des salariés fragiles » répondaient les employeurs formatés à trancher entre fort et faible.
En 1998, tous les salariés criaient alors : « Je suis harcelé ! ». Insuffisance tragique de la plainte individuelle, centré sur la psychologie du couple bourreau/victime. La plainte individuelle est immédiatement renvoyée à l’histoire personnelle, aux difficultés intimes. Quelqu’un de gentil se plaint de quelqu’un de méchant, de pervers : un chef, un cadre, un collègue. Dans la description de ses difficultés, il fait l’impasse sur son travail, s’en tient mordicus à une histoire de personnes, de caractères, de méchanceté.
La plainte des victimes appelle à la réparation. Quelle réparation possible pour un emploi perdu ? Pour l’atteinte à la santé mentale et/ou physique ? Pour la perte du sens du travail ?
Quelle réparation possible quand le couple « pervers-victime » s’avère plus complexe que prévu dans sa construction et que le récit du harcelé met à jour sa participation passive au mieux, au harcèlement d’un autre avant le sien propre ?
Quelle réparation possible quand le bourreau dénoncé s’avère pris dans une idéologie collective où lui-même doit faire avec la conservation de sa santé ? Quelle réparation possible quand tout un collectif de travail s’est acharné sur un de ses membres pour ne pas s’effondrer ?
Parce qu’on ne nous croyait pas, et que nous pressentions de plus graves violences à venir, nous avons ouvert nos consultations aux documentaristes. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Sophie BRUNEAU et Marc Antoine ROUDIL , J’ai très mal au travail, de Jean-Michel CARRE, La Mise à mort du travail, de Jean-Robert VIALLET et Alice ODIOT, qui obtiendra le prix Albert Londres.
En 2006, Les événements ont tragiquement donné raison à notre intuition de sentinelles de territoire. Il fallut atteindre un nombre de suicides incroyable, et de cadres, pour que l’on voie se multiplier les unes des journaux, se réunir plusieurs commissions parlementaires.
Nous avons vu ressortir les bonnes vieilles explications, les fonctionnaires qui ne veulent pas s’adapter au changement, la fragilité individuelle… De savants calculs statistiques qui tentaient de dédramatiser le constat : « Mais c’est un chiffre normal de suicide !
Il est sûrement tentant, défensivement ou stratégiquement, de tenir un discours plus léger, de parler de qualité de vie au travail. D’opposer aux plaintes des salariés des questionnaires quantitatifs, de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching.
Le premier certificat de spécialisation en psychopathologie du travail est créé au Conservatoire National des Arts et Métiers en 2008, sous la direction de Christophe Dejours, pour former des cliniciens pointus. Le site souffrance et travail est créé en 2010 pour mettre en ligne, entre autres, les 200 consultations souffrance et travail : https://annuaire.souffrance-et-travail.com/
La grammaire chiffrée rend invisible le travail humain
Nous sommes en 2021. Les ¾ du capital des entreprises cotées dans le monde sont devenus la propriété des fonds d’investissements et des fonds de pension. Nous sommes passés d’une économie centrée sur l’argent du travail à une société de l’argent de la rente. On accomplit le travail nécessaire pour atteindre les dividendes décidés au préalable. Il faut donc transformer le travail réel en données comptables, chiffrées. Une nouvelle bureaucratie managériale impose ses outils. Et voilà comment le travail humain, avec sa sensorialité, ses muscles, ses efforts cognitifs, son endurance, son honneur, son âme, disparaît au profit d’une grammaire financière : rythme, temps, cadence, flux, tendus si possible, plus de stock, 0 délai, 0 mouvement inutile, 0 surproduction… une entreprise rêvée, virtuelle, sans corps.
Celui qui s’en sort dans les organisations actuelles du travail n’est ni le plus fort, ni le plus intelligent, mais le plus rapide. L’augmentation de la cadence des tâches à accomplir est présente partout, dans tous les secteurs professionnels, à des niveaux d’intensification qui pulvérisent toutes les limites neurophysiologiques et biomécaniques
De toutes parts dans la société, les injonctions à améliorer notre vitalité s’apparentent au chant d’un culte, opérant sous formes d’incantations magiques, de filtres et onguents divers, de représentations musclées et sportives.
Alors que l’hygiénisme du 19e siècle développe des politiques de santé publique, favorisant la vie et donc l’accroissement de la population, l’hygiénisme contemporain vise avant tout l’augmentation de la vitalité des individus. Ainsi s’explique le succès du concept de résilience, dont le sentiment de bien-être subjectif ou de réalisation de soi, condition de la santé mentale positive, constituerait l’indice.
Synonyme de vitalité psychique, la santé mentale positive et son alter ego la psychologie positive, dans la mesure où elle constitue une posture mentale positive, sont des moyens de renforcer la compétitivité économique.
Il est tellement tentant pour certains chefs d’entreprise, cadres, salariés, thérapeutes, consultants, défensivement ou stratégiquement, de tenir un discours léger, se contentant de parler du mieux-être et de bonheur au travail, en donnant des recettes. Ou bien d’opposer aux plaintes des salaries, des questionnaires quantitatifs de tous ordres, de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching, une rhétorique stratégique sur la faille individuelle, bientôt des tests génétiques, des mesure du taux de cortisol du salarié !
La reconnaissance du travail
Quand on demande à des travailleurs de faire plus vite, avec moins de moyens et d’effectifs, donc de ne pas travailler bien, ils répondent : « mais ça ne va pas, il faudrait faire comme ci, faire comme ça, ». Il faut mentir aux clients, faire des promesses au public tout en sachant très bien qu’on ne pourra pas les tenir, le mensonge est en quelque sorte organisé, avec quelquefois, par peur de perdre son travail, la collaboration de tous.
Alors le travail, au lieu d’être une occasion de se découvrir soi-même, est une occasion de se découvrir comme lâche, de faire ce que je trouve moralement répréhensible, mais en plus de faire un travail de mauvaise qualité, qui me renvoie de moi-même une image désastreuse et déplorable.
Quand on demande au salarié de travailler mal, sur des instruments, des installations dans lesquelles on a de moins en moins confiance, commence alors un travail de sape de la subjectivité, de la personnalité ; loin de se découvrir soi-même et de se révéler à soi-même, ce que l’on fait comme expérience du travail devient une érosion progressive de la personnalité, de l’image de soi, de l’estime de soi, référée aux valeurs du travail bien fait, de l’implication par mon travail d’autrui, car quand je travaille, j’implique mes collègues, les chefs, mes subordonnées, les sous-traitants, la population.
Le maillon essentiel à mobiliser reste chacun d’entre nous. Vous pensez que ce qui se passe à votre travail, « c’est comme ça, on n’y peut rien » ? Non ! C’est notre affaire à tous et nous y pouvons quelque chose. Au lieu de nous replier sur du chacun pour soi, défendons l’autre par principe. Car ce qui lui arrive ne doit pas nous arriver. Défendons-le, même si nous ne l’aimons pas, soyons attentifs à son état, à son comportement, à son repli. Ne le laissons pas se débattre seul. Car nous sommes alors nous-mêmes les artisans de la trahison des promesses du travail.
Restons persuadés que c’est le travail des hommes et des femmes de la vraie vie, avec leur vrai corps, leur vraie passion qui produisent l’énergie, qui fait vraiment tourner cette économie financiarisée. Nous avons entre nos mains les outils qui tiennent le monde. Derrière le bruit des machines, il y a le silence des hommes, certes, mais aussi le bruit feutré des mains qui règlent, ajustent, conçoivent, réparent, vendent, achètent, inventent le travail.
Marie Pezé
Biographie :
Marie PEZE est Docteur en Psychologie, psychanalyste, ancien expert judiciaire. Elle est responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, coordonne le réseau des 200 consultations créées depuis, en ligne sur le site souffrance-et-travail.com Elle a créé le certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, elle anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com.
Bibliographie :
- Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002.
- Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009
- Travailler à armes égales, Pearson, 2010
- Je suis debout bien que blessée, Josette yon, 2014
- Le burn out pour les nuls, First, 2017

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