France Télécom: sept acteurs du procès racontent

Suicide Au Travail

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Le procès France Télécom s’annonçait historique, tant par la qualité des prévenus – d’anciens dirigeants d’une grosse entreprise du CAC 40 – que par l’intensité de la crise vécue par les salariés à la fin des années 2000. Mediapart a demandé à sept personnalités – proche de victime, syndicaliste, médecin du travail, experts – de raconter comment ils ont vécu les audiences, et ce qu’ils attendent du jugement.

Ils ont assisté, observé le très long procès France Télécom (rebaptisée Orange en 2013). Certains se sont assis dans la salle du tribunal de Paris chaque jour d’audience, entre le 6 mai et le 11 juillet 2019. Ils ont témoigné, porté plainte, été victimes de la crise profonde qui a secoué l’entreprise entre 2006 et 2009, conduit au suicide de plusieurs salariés et à la souffrance aiguë d’un grand nombre. Sept personnalités racontent à Mediapart ce procès exemplaire, historique, mais au goût « d’inachevé ». Le jugement doit être rendu le 20 décembre.

Raphaël Louvradoux, fils de Rémy Louvradoux qui s’est immolé par le feu en 2011. Sa sœur, Noémie, a témoigné le 27 juin 2019 au nom de sa famille, qui s’est constituée partie civile.

« Après la déposition de ma sœur, il y avait déjà une sorte de décompression. Après le procès, c’est pareil : nous ressentons une sorte de vide ou de creux, même si ça ne retombe pas complètement. Globalement, en ce qui concerne l’attitude des prévenus, le résultat possible du procès, rien n’a changé, il reste toujours la colère de cet énorme décalage entre la sanction et les actes commis. Nous avons eu des heures de dossier et de « parlotte » pour, au final, être encore très loin de la vérité.
Nous sommes épuisés moralement. C’est aussi pour cette raison que l’on n’a pas suivi toutes les audiences. Ma sœur est venue la première semaine, mais ensuite, elle est rentrée à Bordeaux. Elle n’en pouvait plus. La violence pernicieuse qui s’exerçait à France Télécom, on l’a retrouvée, par un effet de miroir, à l’intérieur du procès. Les dirigeants mis en cause ne sont responsables de rien, ne savent rien. Cela use d’entendre ça, de voir que rien n’avance.
Si nous avons lancé une procédure, subi tout cela, ce n’est pas pour gagner de l’argent. C’est pour avoir des réponses, que l’on n’a pas obtenues. Nous voulions qu’on leur dise que ce qu’ils ont fait est atroce, qu’il faut en payer le prix ; que la société réponde à cette violence par la sévérité de la sanction, par la prison, pour les contraindre vraiment. Et quel que soit le jugement rendu, cela n’arrivera pas.
Nous n’attendions rien des prévenus, ni excuses ni regrets, mais on aurait pu espérer un peu plus de décence. Ils se savent impunis et n’ont pas eu le minimum de considération pour les victimes. Ce qui est venu contrebalancer tout ça, ce sont les témoignages entendus, les réquisitions du parquet et le mot de la présidente. Des greffiers aux juges, en passant par l’huissier, les professionnels de la justice ont été exemplaires. Les deux réquisitions des procureurs implacables. La stature de la présidente, ses questions ainsi que sa manière de mener les débats, ainsi que l’attitude empathique de l’huissier, cela fait du bien et change beaucoup de choses. En face de l’indécence, il y avait de la dignité.
Au-delà du professionnalisme du tribunal, il y a aussi tous ces gens que nous avons rencontrés parmi les parties civiles et le public. Il n’y a pas de grande association, pas de collectif des victimes de France Télécom. Or à l’occasion de ce procès, nous avons trouvé beaucoup de soutiens, et nous réalisons que nous ne sommes pas simplement une somme d’individus, des liens se sont tissés. Ce soutien, à ce moment-là, de la bouteille d’eau au coup de main sur le dossier, a énormément compté. Même si on sait que cela ne changera rien au résultat.
Le rapport aux médias, c’est une forme aiguë et concentrée de ce que l’on vit depuis huit ans. Nous savons que c’est le prix à payer, que c’est nécessaire. Pour mon père, l’une des seules pressions que l’on peut exercer, c’est de ne pas rester silencieux. Beaucoup de personnes, journalistes, qui ont découvert le dossier France Télécom, racontent qu’ils n’ont rien vu de comparable en termes de quantité, d’intensité et dans la nature de la violence au travail. Donc si on n’en parle pas, si on maintient le silence, ce sont les prévenus qui gagnent. »

Patrick Ackermann, délégué syndical SUD chez Orange. C’est sa plainte, au nom de son syndicat, qui a déclenché toute la procédure et le procès, dix ans plus tard. Il a assisté à presque toutes les audiences, et tenu un blog sur Mediapart.

« Je crois que ce procès est une réussite, malgré la frustration légitime des parties civiles. Il y a un décalage entre ce que l’on attend et comprend d’un procès où l’on juge des personnes qui, par leurs actes, ont poussé des gens au suicide. Du coup, la sentence maximale apparaît très en deçà de ce qui est permis dans notre société. Ce qui m’a peiné, c’est également que l’entrave aux instances représentatives du personnel [IRP – ndlr] ait disparu au cours de la procédure. Alors que la direction n’a pas cessé, pendant toute la période des suicides, d’aller au tribunal pour empêcher les expertises, a menacé des élus… Tout ce pan de l’histoire a disparu.La frustration est donc totalement compréhensible, c’est un procès inachevé pour les familles, et pour nous aussi. Ce qui s’est passé dépasse la seule appréciation du harcèlement. C’est tout le débat, d’autant plus si les victimes ne sont pas indemnisées à hauteur du préjudice. La juge a parlé de deux millions d’euros pour l’ensemble des parties civiles du procès, ça ne me semble pas beaucoup. Sans aller vers des sommes folles, à l’américaine, il faut que ce genre d’aventure managériale coûte cher pour avoir un effet dissuasif.
La défense a dit, dans sa plaidoirie, que nous voulions « écrire le droit ». Oui, je crois qu’il faut être dans la peine maximale pour, ensuite, que la jurisprudence fasse foi. Mais il reste un souci majeur : sur les quatre prévenus accusés de complicité, trois sur quatre sont encore en fonction dans l’entreprise. Je ne peux pas imaginer qu’ils ne soient pas mis dehors s’il y a condamnation ! Nous n’avons pas cherché, au cours de la procédure judiciaire, à descendre dans la chaîne hiérarchique pour chercher les culpabilités, alors que des centaines de cadres ont fait à l’époque plus que ce qu’ils étaient censés faire juridiquement. Donc, au moins symboliquement, ces trois dirigeants devraient partir.
Est-ce que, poussées par le procès, les méthodes à Orange ont changé ? Nous sommes face, dans notre entreprise comme ailleurs, à la maladie du travail : le patronat ne cesse d’inventer des systèmes de déstabilisation des salariés, met la pression sur l’emploi et la formation, et l’organisation matricielle permet par ailleurs de s’extraire des IRP. Nous avons obtenu, à Orange, que Stéphane Richard [l’actuel PDG – ndlr] annonce l’ouverture de négociations sur la prévention. J’ai peur que cette discussion ne finisse en lieux communs. Nous sommes dans une situation où c’est la finance qui domine et on nous amuse avec des plantes vertes… L’actionnariat et les dividendes restent le fil à plomb. Et l’opérationnel est largement sous-traité. Tout ceci est mortifère pour la boîte, et pour le mouvement syndical. Donc je ne suis pas très optimiste. Mais on a fait ce qu’on a pu.
Le procès donne des idées, suscite pas mal de débats. Si on va vers une condamnation, cela va générer des désirs de réfléchir autrement. Mais l’autre souci c’est que le mouvement syndical est atone. À Orange, avec les départs massifs, il n’y a plus de collectif syndical qui tienne vraiment debout. Les gens sont désorientés et amers. Plus globalement, vu les régressions sociales, les défaites, nous sommes au fond du trou. Le procès était une belle aventure collective, mais dans mon entreprise, ni les salariés ni les syndicats n’étaient debout sur la table, loin de là… J’ai entendu davantage parler du procès en dehors que dedans, c’est étonnant. Il y a une explication : des cadres de l’époque sont encore là, beaucoup de salariés sont partis, l’incertitude sur le sort de Stéphane Richard dans le cadre du procès Tapie, tout ceci a créé un climat particulier dans l’entreprise. Mais c’est déroutant.
Aujourd’hui, les CHSCT [comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – ndlr] ont disparu, les CSE [comités sociaux et économiques, ex-CE – ndlr] ont des moyens de coercition de plus en plus limités, tout ce qui faisait le rapport de force a fondu d’un coup de baguette magique alors que la situation est terrible. Cela ne gêne plus personne que le contrat de travail ne soit plus la norme. Dans cette situation, le risque est grand d’un nouveau cas France Télécom.
Nous défendons un syndicalisme qui s’appuie sur le monde extérieur, les médias, c’est quelque chose qu’il faut tenter. Nous, quand France 2 est venu nous voir après un suicide, l’info est passée au 20 heures et ensuite, c’était parti. Mais sans ça… Pendant le procès, la presse écrite a bien suivi les débats, mais la presse télévisée, c’était presque le blackout, à part BFM. On se demande pourquoi la télévision publique a été muette sur ce procès ? »

« Le verdict doit donner la norme sociale du futur »

Monique Fraysse-Guiglini, ancienne médecin du travail chez France Télécom. Elle a témoigné au procès des effets sur la santé des salariés de la politique menée entre 2006 et 2009.

« J’ai quitté France Télécom en juillet 2015, en préretraite. Je me suis éloignée de tout ça. Si je savais que le procès devait avoir lieu, je n’avais jamais imaginé venir y témoigner. Nous étions 70 médecins du travail, pourquoi moi ? Au mois de mars 2019, j’ai été contactée par Patrick Ackermann. Il me connaissait car en 2008 et 2009, j’ai accepté un certain nombre d’interviews à la télévision locale, pour parler de ce qui se passait dans l’entreprise.
Est-ce que l’on se mettait en danger à l’époque en témoignant ? Je ne crois pas que parler, à l’époque, c’était faire preuve de courage. Dans mon contrat, il était stipulé que j’avais une clause d’indépendance, en tant que médecin du travail. On a des pressions mais elles sont intrinsèques à l’exercice de notre travail. Nous sommes le conseiller de l’employeur, des salariés et de leurs représentants, c’est inconfortable mais c’est notre métier. Je n’ai jamais voulu être otage de l’une ou de l’autre partie. On a voulu me faire dire que ces pressions étaient intenables mais c’était en réalité parfaitement gérable. Et c’était mon devoir à l’époque de parler. La seule façon pour que les choses s’arrêtent, c’était de pouvoir les dire.
J’ai tout de suite dit oui à Patrick Ackermann, avec la réserve que beaucoup de temps avait passé. Dix ans après, ce n’est pas facile de se souvenir, encore plus pour moi qui suis à la retraite, sans archives personnelles. Il était étonné que je dise oui si vite. Mais pour moi c’était un devoir, il fallait le faire, que ce procès se tienne et que les gens qui ont été dans la position de voir des choses puissent les raconter. Donc, voilà pourquoi j’ai déposé.
Au moment d’écrire ce que j’allais dire, les souvenirs sont remontés très vite, c’est incroyable car je vis tout à fait une autre vie aujourd’hui. Mais ce sont des années difficiles, des années qui vous mettent à l’épreuve sur le plan professionnel. J’ai vu beaucoup de casse, humainement, ces histoires ne doivent pas être effacées.
Comme citoyenne, je peux dire que les dirigeants mériteraient d’être condamnés, que je trouve les peines ridiculement faibles et qu’au-delà des prévenus, il y avait des absents dans ce procès : l’État actionnaire, l’Autorité de la concurrence, la financiarisation du travail, qui a changé la donne pour les salariés. Mais comme médecin du travail, à la barre le 20 mai 2019, je n’avais pas à dire tout cela. J’ai raconté les faits, les histoires des salariés brisés, les alertes que nous avons exprimées plusieurs fois devant les dirigeants de l’époque, et qui n’ont pas été entendues. »
Jean-Louis Osvath, inspecteur du travail à la retraite, membre de l’association L611-10, fondée par Sylvie Catala, inspectrice du travail à France Télécom au moment des faits. Jean-Louis Osvath a assisté à presque toutes les audiences.
« J’ai suivi toute l’affaire à l’époque, avant même qu’elle ne commence. Mon secteur de contrôle, c’était La Défense, à Paris. Dès 2002 et l’instauration de la loi définissant le harcèlement moral au travail, des plaintes sont arrivées, notamment dans les sièges sociaux, le médico-social puis l’informatique. J’ai été confronté aussi très vite à des suicides. Sylvie Catala, inspectrice du travail en charge du siège de France Télécom, dans la même association que moi, me regardait avec des yeux ronds. Elle a vite été rattrapée, elle aussi, par la patrouille. Des plaintes remontaient des quatre coins de l’entreprise. Et même si le procès n’a retenu que la période 2006-2009, il s’est passé des choses avant et après. Au bout d’un moment, compte tenu de l’ampleur médiatique que prenait l’affaire, elle a été détachée sur ce sujet.
Pour un inspecteur du travail, les suicides, le harcèlement moral, ça reste compliqué à traiter, et on s’en est bien rendu compte pendant ce procès. Il faut comprendre les organisations du travail, et comprendre également qu’il va falloir prendre du temps, traiter une part de subjectivité importante, gérer une compilation de ressentis.
Le fait de condamner pénalement des gens pour harcèlement moral n’est pas une nouveauté. J’ai déjà obtenu des condamnations, et des peines de prison, d’autres collègues également. Mais nous restons à chaque fois dans l’interpersonnel. C’est tout l’enjeu de ce procès. À une telle dimension, à une telle échelle, les responsables doivent rendre des comptes, on ne peut pas juger ou ne condamner que des lampistes. Il faut être capable de dire que les actes commis ont pour origine la direction de l’entreprise et que, mis en œuvre, ils ont laissé des traces dramatiques.
S’il y a une condamnation, pour le monde du travail ce serait un tremblement de terre. Mais c’est aussi important que le procès ait tout simplement eu lieu. Qu’un parquet, à Paris, regardé à la loupe par le reste de la France, ait eu le courage de s’attaquer à tout ça, c’est considérable. Mais il faut que derrière, ça porte ses fruits. Une condamnation pourrait aussi, sans être mécanique, élever le niveau des actions entreprises, ainsi que l’engagement des collègues inspecteurs du travail. Sur les risques psychosociaux, notre administration ne nous demande rien et nous reproche même d’y passer trop de temps. On nous demande de faire du chiffre et on ne fait pas de chiffre avec la souffrance au travail… »

Jean-Claude Delgènes, président de Technologia, cabinet spécialisé dans la prévention des risques professionnels, a été entendu comme témoin au cours du procès. Son cabinet est appelé à la rescousse par France Télécom en 2009, alors que la direction de l’entreprise admet enfin la catastrophe qu’elle est en train de vivre. Son cabinet met alors en ligne un questionnaire à disposition des salariés, dont les résultats vont révéler crûment la souffrance du personnel.

« J’ai parlé à la barre pendant trois heures et demie. J’ai travaillé sur dix rapports entre 2009 et 2010 pour France Télécom, nous étions 32 experts, nous avons écrit plus de mille pages, j’ai tout relu avant l’audience. Puis je suis passé au feu roulant des questions des avocats de la défense. C’était pénible, cela m’a un peu mortifié. Ils se sont attaqués à ma personne, comme si j’étais un imposteur, quelqu’un de partial. D’autres témoins ont aussi mal vécu le moment, comme cet autre témoin, le psychiatre Michel Debout, au sujet duquel l’avocat de Didier Lombard s’est permis de plaisanter, lui demandant s’il ne sentait pas « harcelé » par ses questions, s’il « n’allait pas se suicider »… C’était totalement déplacé.
Il y a un avant et un après l’affaire France Télécom. Car trois dirigeants en 2009 ont perdu leur job dont Lombard, considéré à l’époque comme un grand patron. À l’époque, par mon métier, je discutais beaucoup avec des directeurs de ressources humaines ou des directeurs généraux d’entreprise, nombre de grands patrons qui voulaient éviter une telle crise systémique. Il y avait eu Renault, les suicides à La Poste, la crise à Sodexo… une effervescence dramatique, morbide, il fallait faire quelque chose. On a eu un début de réponse, sur les risques psychosociaux, puis sur la qualité de vie au travail, avec un peu plus d’humanité. Mais cela s’est révélé éphémère. Très vite, c’était le retour du top-down, trop de pression mise sur les salariés. On en est là aujourd’hui. La gouvernance d’entreprise ne tient pas compte des hommes, qu’on fait avancer à marche forcée. Et cela s’est accentué avec les réformes menées par Emmanuel Macron sur le code du travail.
Donc la décision de justice, après le procès, va être importante. Le verdict doit donner la norme sociale du futur, sur comment traiter les hommes, y compris en situation de tension économique et financière. »

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