Pourquoi un agriculteur se suicide-t-il tous les deux jours?

Suicide Au Travail

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Tous les deux jours, un paysan se donne la mort en France. À la fois journaliste au Figaro et agriculteur, Éric de la Chesnais analyse la crise du monde agricole. Les causes du mal sont économiques, bien sûr, mais tout autant morales et culturelles, explique-t-il.

Diplômé de l’École supérieure d’agriculture d’Angers, Eric de la Chesnais est agriculteur dans une ferme en Mayenne. Il est par ailleurs journaliste au Figaro, chargé de la rubrique Agriculture, et l’auteur de «Agriculteurs, les raisons d’un désespoir» (Plon, 2017).

FIGAROVOX.- La vie de nombre d’agriculteurs est si difficile que nombre d’entre eux en viennent à commettre l’irréparable: comment en sommes-nous arrivés là?

Éric DE LA CHESNAIS.- Au-delà des problèmes économiques, le monde paysan souffre d’un grand manque de reconnaissance. On a progressivement délaissé les campagnes et avec elles notre considération pour l’agriculteur, qui a pourtant un rôle fondamental. Mais notre société préfère accorder plus d’importance à des considérations futiles dont on peut se passer pour vivre, ce qui n’est pas le cas de notre nourriture: un besoin primaire par excellence! N’oublions pas que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la France était en situation de pénurie dans certaines régions. Beaucoup de gens ne mangeaient pas à leur faim. Aujourd’hui la situation s’est inversée. Nous mangeons démesurément en occultant d’où vient la nourriture et ce que sa production demande: le travail physique, la besogne, les suées par temps brûlant ou glacial, le stress de ne pas pouvoir récolter en quantité suffisante…
Puisque nous ne reconnaissons plus la valeur morale et matérielle du travail des agriculteurs, ceux-ci sont désemparés et perdus. D’autant que les campagnes ne donnent plus le sens qu’elles donnaient autrefois à leurs vies. On s’y rencontre moins et, même là-bas, il devient difficile de se parler et d’entretenir des relations sociales. Le mal-être de nos agriculteurs tient aussi à la solitude – morale, charnelle.

On évoque souvent les problèmes d’endettement des agriculteurs: est-ce aussi une cause de ce nombre très élevé de suicides dans la profession?

Une des causes principales de leur désespoir tient aussi au surendettement auquel nombre d’entre eux sont sujets. Un agriculteur qui élève des porcs en Normandie m’a un jour confié que le fait que je me sois intéressé à lui pour le reportage que j’effectuais dans son village avait fonctionné chez lui comme une thérapie, que ce geste lui avait permis d’éviter le suicide. Ce dernier m’avait avoué qu’il avait pris la décision de mettre fin à ses jours s’il atteignait le cap des 150 000 euros d’endettement: seuil à partir duquel il devient impossible de rembourser sa dette. Cet homme portait en lui un profond sens de l’honneur et un sentiment de culpabilité à l’endroit de sa ferme que son père lui avait transmis. Il était pour lui insupportable d’échouer là où ses ancêtres avaient réussi, sans même comprendre qu’il n’était pas responsable de sa situation, que les raisons de son échec lui étaient bien étrangères.
Puis, en mettant des mots sur sa situation, il a compris qu’il était possible de trouver une solution sans recourir au pire, en parlant, notamment aux médecins et aux psychologues, en comprenant que cette faute n’était pas la sienne. Mais ce n’est pas le cas de tous.
La permanence de prévention du suicide des agriculteurs, «Agri’écoute», a reçu 1 700 appels au premier semestre 2016, pour une moyenne de 285 appels par mois: trois fois plus qu’en 2015. Reste qu’un agriculteur se suicide en moyenne tous les deux jours en France. Comme leurs bêtes, les paysans meurent en silence. Les suicides à la Poste ou chez Orange émeuvent à juste titre le public. Les paysans, eux, sont gommés, effacés.

Quelle est l’urgence principale? Est-ce une question de rapport de force dans la chaîne de production?

Si on se cantonne à la France, et considérant la production «de la fourche à la fourchette», qui supporte l’effort économique et physique le plus important sinon l’agriculteur? On lui achète son lait entre 30 et 35 centimes le litre pour le revendre aux alentours de 65 centimes. Or, il n’est pas normal de travailler à perte pour un agriculteur. Ce n’est pas normal non plus d’accepter d’être dans l’incertitude quant à son salaire, qui plus est quand il est payé le quinze du mois suivant.
Certains agriculteurs travaillent pour des laiteries qui, certes, achètent en grande quantité mais payent le lait excessivement bas, et poussent les agriculteurs à vendre à perte. Le même lait qui servira pour produire du chocolat de grande marque qui, lui, est loin d’être vendu à perte: cette situation est inique. Pour le lait, certains producteurs se sont engagés à payer au-dessus du prix de revient des agriculteurs: 34 centimes par litre de lait, seuil à partir duquel les agriculteurs arrivent à vivre. Mais ce n’est qu’à 44 centimes par litre de lait qu’ils peuvent se verser l’équivalent d’un SMIC. C’est seulement avec des achats à prix décents que les agriculteurs pourront vivre dignement de leur métier. C’était l’enjeu des États généraux de l’alimentation: inverser la formation du prix pour que ce ne soit plus la grande distribution qui dicte sa loi mais pour partir du coût de revient de l’agriculteur. À ce jour, nous en sommes bien loin.

Le monde agricole semble particulièrement sensible aux aléas de la conjoncture mondiale et au contexte global de déréglementation et de globalisation. N’est-ce pas aussi là une des sources du problème?

On a en effet mis fin aux quotas de production dans le lait en faisant en sorte que les agriculteurs s’illusionnent sur l’effective quantité supplémentaire de lait qu’ils pourraient produire. Or, le marché se mettant à réguler la production par la loi de l’offre et la demande, la production fut certes plus élevée mais les prix ont chuté et les agriculteurs se sont appauvris. Grands producteurs, industriels et supermarchés ont profité de cette situation. La loi du marché s’est appliquée, mais au détriment des agriculteurs: le dernier outil qui encadrait la protection des prix était celui des quotas, il a désormais disparu.
La crise de notre monde agricole vient du fait que ce qu’il produit constitue systématiquement la variable d’ajustement des accords mondiaux de libre-échange. À ce titre le CETA pose bien plus de problèmes qu’il n’en résout. Les secteurs de production sophistiqués vont profiter du libre-échange, la production agricole sera, elle, exposée à ce qui se fait de pire au Brésil ou au Canada: de la viande produite avec un cahier des charges largement différent du nôtre. Dans ces conditions, pourquoi lutter contre le glyphosate et le poulet aux hormones chez nous alors qu’une grande partie de nos importations seront produites avec ce type de procédés via le CETA? En France, on produit avec une meilleure qualité: il faut l’assumer, en être fiers, en revalorisant notre processus de production. Ce qui impliquerait en premier lieu de mettre des clauses dans les traités de libre-échange qui, sur le modèle de l’exception culturelle, instituerait une exception agricole: on ne peut pas importer n’importe quel produit. On ne peut pas, non plus, brader notre agriculture.

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