[Procès France Télécom] Jour 15 – Un jour ordinaire, de méthode et de sang, dans le procès d’un harcèlement de masse.

Suicide Au Travail

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L’audience du 29 mai 2019 du procès France Télécom, vue par Emmanuel Dockès est Professeur de droit à l’université Paris Ouest Nanterre, cofondateur de l’université populaire de Lyon, dernier ouvrage paru, une utopie, « Voyage en misarchie : essai pour tout reconstruire » , éditions du détour.

Arrivé au TGI de Paris pour assister au procès France-Télécom Orange, je pense à la chanson The Lonesome Death of Hatty Caroll (la mort solitaire de Hatty Caroll), de Bob Dylan, qui raconte l’histoire d’un propriétaire terrien ayant assassiné une serveuse noire à coups de canne. Le juge chargé de l’affaire affirme avec raideur « the ladder of law has no top and no bottom » (il n’y a pas de haut, ni de bas dans l’échelle de la justice), avant de condamner le prévenu à six mois de prison. Il y a alors de quoi pleurer, selon Bob Dylan. Je pense à l’intervention violente des CRS en avril 2018 contre une petite assemblée d’étudiants à l’université de Nanterre. Alors que les matraques volaient bas, il fut reproché à un étudiant un geste qui pouvait selon le tribunal s’interpréter comme une tentative ratée de porter un coup à un policier. La sanction pour ce geste inefficace fut de six mois de prison ferme, comme en miroir de la chanson. Du faible au fort, du fort au faible…
J’aperçois dans le Hall du nouveau tribunal, encore tout neuf, en grandes lettres, la reproduction de l’article premier de la déclaration des droits de l’Homme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. ». Je glisse à mon voisin « les fake news sont partout » en lui montrant cette réplique fanfaronnante de nos valeurs fondamentales. Comme beaucoup d’autres, j’entre donc ici un peu désabusé. Pour cette raison aussi, j’entre conscient du caractère exceptionnel du procès auquel je m’apprête à assister. Les anciens dirigeants d’une très grande entreprise y sont poursuivis devant un tribunal correctionnel. Ils encourent des peines de prisons. Sur cette échelle de la justice qui n’a ni haut ni bas, les prévenus sont tout en haut. Si haut, que le droit n’y respire plus que difficilement.
Pour en arriver là, il a fallu des milliers de personnes meurtries et des dizaines de morts. Il a fallu abandonner en chemin une incrimination plus lourde, celle d’homicide involontaire, passible de trois ans d’emprisonnement (art. 221-6 du code pénal). Il a fallu abandonner la responsabilité pénale des représentants de l’actionnaire majoritaire, l’État. Il a fallu lâcher du lest et se contenter de l’incrimination plus légère de harcèlement moral, qui n’était à l’époque des faits passible que d’un an d’emprisonnement (art. 222-33-2 du code pénal). Mais tout de même, une très grande entreprise et ses principaux dirigeants, jugés pour des délits commis envers leurs subordonnés, c’est assez extraordinaire au sens propre. Venir voir la justice tenter péniblement de passer à de telles altitudes méritait le détour.
Ce qui est jugé s’est déroulé de 2007 à 2010, au temps de la privatisation de France Télécom, devenue Orange, au temps des sinistres plans Act et NExT. L’objectif était alors de se séparer de 22 000 « collaborateurs » lesquels étaient encore pour beaucoup des fonctionnaires. Pour s’en débarrasser, avec les protections de leur statut, il était difficile de passer par le licenciement. Il fut donc convenu de faire pression sur eux pour qu’ils partent d’eux-mêmes. L’histoire qui est jugée est celle d’une centaine de milliers de personnes sur lesquelles fut organisée une pression systématique, afin qu’un cinquième d’entre eux craquent et se décident à partir.
L’audience est consacrée à deux des moyens utilisés à cette fin.
Le premier, bien dans l’esprit d’une entreprise consacrée aux nouvelles technologies, a consisté à bombarder d’emails les boîtes de tous les employés pour leur présenter des métiers alternatifs, pour les inciter à faire des stages, à suivre des formations, à aller chercher du travail ailleurs. Ces emails furent envoyés plusieurs fois par semaine, depuis divers niveaux de la direction. Souvent le même email était envoyé plusieurs fois. La recherche de reclassements externes dans une entreprise qui entend réduire ses effectifs n’est pas un mal. Mais le bombardement hebdomadaire voire pluri-hebdomadaire de telles « opportunités » a un autre sens. Il rappelle avec constance aux employés qu’ils ne sont pas désirés, qu’ils ne sont pas utiles, qu’ils sont un poids et qu’on ne veut plus d’eux.
Le deuxième outil étudié à l’audience était celui des primes accordées aux cadres efficaces dans l’incitation au départ de leurs « collaborateurs ». Il fut alors question de « part variable » de la rémunération. Ces primes substantielles furent pour partie indexées sur des « cibles d’effectifs » ou sur des taux de « mobilité externe ». Des tableaux hebdomadaires de résultats, division par division, comptant un par un les départs obtenus comme autant de trophées, furent établis. On calcula des « taux de fluidité », qui sont des taux de personnes dont l’ancienneté est supérieure à cinq ans au même poste et qui sont, de ce fait, suspects de sclérose. On évalua le dynamisme des « pressurisateurs« , avec des « notes de gueules » selon le mot de Didier Lombard.
Certains cadres résistèrent pourtant à ce qui leur était demandé. J’en ai croisé un dans la salle d’audience, un qui n’a pas voulu faire pression, un qui a dit ouvertement qu’il n’accepterait que le départ des personnes vraiment volontaires. Il me raconte ce qui lui est advenu, dès son refus clairement exprimé : ses primes supprimées, ses collègues poussés à le calomnier, sa mise à l’écart, les longs mois où il fut totalement privé de travail, comment il fut brisé, comment il est passé à côté du suicide, juste à côté vraiment. Il raconte tout cela comme on raconte une honte, en demandant l’anonymat, en demandant qu’on l’appelle Alain ou Claude, tout en sachant que d’ici quelques jours son vrai nom apparaîtra car il lui faudra bien témoigner, lui aussi. Il raconte la honte de ce qu’il n’a pas réussi à empêcher, la honte de ce qu’il a failli faire subir à ses proches en mettant fin à ses jours, la honte que ressentent toutes les vraies victimes. Quand je lui dis que moi, en le rencontrant, j’ai plutôt l’impression d’avoir rencontré un brave type, il s’en défend, limite il pleure. Il est de ces héros qui nous réconcilient avec l’humanité. Il est de ces héros qui n’apparaissent que dans les temps les plus sombres. Ce sont bien de temps sombres dont il est ici question.
Pour l’essentiel les débats furent techniques, sous l’influence des prévenus et de leurs avocats occupés à expliquer qu’il ne s’agissait pas de personnes, mais de chiffres, de bilans, de masses financières. Ils tentèrent aussi de démontrer que ce n’était pas eux, mais des subordonnés, ou bien des techniciens, ou bien encore des supérieurs hiérarchiques, qui avaient commis les quelques excès qu’ils reconnaissent ici et là. Ces discours ont leur part de vérité. Effectivement, tout fut fait au nom de chiffres. Effectivement, ce ne fut pas seulement eux. C’est bien ça le pire. Ceci n’est pas l’histoire d’un pervers narcissique qui jouit de la destruction d’une victime. Il s’agit pas de la maltraitance ordinaire d’une personne sur une autre. Il s’agit de l’application systémique d’une méthode managériale. Ce harcèlement là fut un harcèlement de masse, industriel, planifié, organisé. Cette organisation collective bien présente et derrière laquelle les prévenus tentent de se cacher n’est pas une excuse pour ceux qui en furent les initiateurs ou les principaux rouages. Un crime n’est pas moins grave, lorsqu’il organisé. L’organisation est ce qui permet de démultiplier le mal, c’est une circonstance aggravante.

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