[Procès France Télécom] Jour 36.1 – Alerte Orange (le monde déconnecté)

Suicide Au Travail

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L’audience du 4 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Jean Rochard, producteur artisanal pour la maison de disques nato (fondée en 1980), amateur de disques à thèmes (Buenaventura Durruti, Left dor Dead, Chroniques de résistance…) est membre du collectif de producteurs indépendants Les Allumés du Jazz et rédacteur pour le journal du même nom. Skuury est musicien électronique, il a publié pour Eyemyth Records The last straw et Busy Target.

Matin du 4 juillet de l’an 2019,
À la correspondance du métro conduisant au tribunal pour assister au procès de France Télécom, procès pour harcèlement moral, un homme très abîmé est couché au milieu des escaliers. Une affiche publicitaire qui vante les mérites de ces produits qu’on nous vend par téléphone fait office de matelas ; il dort. Impossible de l’ignorer, les passants doivent l’enjamber ou raser le mur. Tous porteurs de téléphones mobiles. Hors du camp de l’indifférence, la pauvreté ou la mort sursitaire.
Porte de Clichy, à la sortie de la station de métro, en bas des marches, on aperçoit, en arrière-plan, surplombant la marque jaune du métropolitain, le très imposant et nouveau Tribunal de Grande Instance : un gigantesque palais de blocs de verre, aberration architecturale en ces temps d’urgence dite « écologique ».
À l’entrée, en lettres relief, comme une inscription d’exposition tendance : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », vestige de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. On se dit que si c’était vrai, on ne serait pas ici.
Un peu partout, des policiers. Ils ne se fondent plus dans le paysage, ils sont, ici comme ailleurs, devenus le paysage. Tout est très propre dans ce monde de glaces et d’escalators, tout fait semblant de respirer. Ça est là, comme partout, des écrans lumineux avec des balances de la justice, pas même animées. Playtime pour clowns blancs.
Salle 2.01, deuxième étage vers 9h15
Tout est carré dans cette salle. Les prévenus, c’est leur appellation, sont là : Didier Lombard (ex-président directeur général de France Télécom de 2005 à 2010), Louis-Pierre Wenes (ex-numéro 2, concepteur du plan NExT), Olivier Barberot (ex-directeur des ressources humaines). Décontractés, ils bavardent avec leurs complices : Nathalie Boulanger (directrice des actions territoriales), Jacques Moulin (directeur territorial Est), Brigitte Dumont (responsable du programme ACT) et leurs avocats.
Dans un involontaire brouillard intérieur, une colère, qu’on aurait préféré éviter, tant on redoute les rapprochements déplacés, les associations simplistes, surgissent malgré soi quelques bribes d’images d’un procès historique, il y a 74 ans, de l’autre côté du Rhin, où d’autres prévenus, rieurs pour certains, semblaient étrangers à leurs propres crimes. On chasse rationnellement ces images, car « on n’est pas comme ça ». Elles reviendront… On fait ce qu’on peut !
Prennent place des journalistes, des soutiens solidaires, un peu de public. Tout le monde s’assoit, puis la cour s’installe dans cette place pleine d’angles droits. La juge arrive, tout le monde se lève, tout le monde se rassoit. Dérisoires restes de rituels d’avant, comme les robes noires. Il y a beaucoup d’avocats, on les appelle « maîtres ». Ceux qui plaideront cette matinée – pour les parties civiles – se nomment Camille Berlan, Jonathan Cadot, Frédéric Benoist. Ils représentent des salariés morts ou ayant tenté de le devenir et pour certains des syndicats acrobatiques (Cfdt, Unsa, Cfc-Cgc). La plaidoirie se fait à la barre, face à la juge. Les avocats sont de dos pour le reste de la salle. Le théâtre y perd son double. La salle est carrée, on l’a dit, mais le banc des prévenus et leurs avocats se place de biais pour écouter voir. Une position qui somme toute ne leur va pas si mal : le biais.
On y entend ce dont on se souvient plus ou moins : le plan NExT (réorganisation de l’ensemble de la société entre 2006 et 2009) et son corollaire au titre imbécile-pas-très-heureux Act (Anticipation et compétences pour la transformation) visant à faire partir 22 000 salariés « par la fenêtre ou par la porte » selon le mot d’époque – 20 octobre 2006 – de Didier Lombard, et en mettre 10 000 autres en « mobilité », un mot moderne pour vous dire que vous devrez vous contenter de travailler loin de chez vous en faisant un métier différent dans la même entreprise.
Les rappels historiques sont bienvenus comme la déclaration de l’Organisation internationale du travail à Philadelphie, le 10 mai 1944 statuant que « le travail n’est pas une marchandise ». Mais à France Télécom (comme ailleurs au CAC40), on parle des salariés en termes de stocks et de flux.
Ce qui frappe encore, c’est l’arrivée du mot « suicide », avec souvent une certaine difficulté à le prononcer, une gêne, un tremblement dans la voix, un mot qui prend tout l’espace et que seuls les prévenus et leurs défenseurs ne semblent pas entendre, occupés à scribouiller ou à consulter leurs téléphones, personnages très connectés. C’est très pratique les télécommunications. Des gens tranquilles, des ouvriers modèles comme Jean-Marc Reigner sur le point de devenir grand-père ou Anne-Sophie Cassou, qui perdent toute orientation malgré leur meilleure volonté et s’infligent la mort à force de désarroi, à force d’épuisement. Ce qui frappe toujours, c’est la violence obstinée des dirigeants de France Télécom se dopant par tous les canaux aux résultats économiques pour mieux répondre à la furie capitaliste et à sa nouvelle arme dite « nouvelles technologies », en être les plus zélés serviteurs, inventant des difficultés financières pour mieux les dépasser et dépecer. « L’entreprise au bord du dépôt de bilan ? Fiction totale. » s’emportera Frédéric Benoist. Il n’y a plus d’usagers, il n’y a que des clients. Satisfaire les actionnaires, satisfaire les actionnaires, satisfaire les actionnaires. Femmes et hommes ne sont plus que des ressources humaines condamnées à s’adapter au système économique. NExT, à qui le tour ? Peu leur importe les souffrances, peu importe les morts, les humiliations, le mépris de l’existence. Obligation de formations, refus de formations, stimulation managériale : « les vendeurs sont une tribu », placardisation, flicages, produits changeant toutes les dix semaines, injonctions : « il faut vous autoformer » jusqu’à perdre la boussole, harcèlement par e-mails « votre contribution aux résultats est insuffisante », diagnostics médicaux ignorés : « syndromes de dépression sévère », responsables hiérarchiques informés de la volonté d’en finir sans donner suite. Les syndicats créent un « Observatoire du stress et des mobilités forcées », pas d’attention. Les suicides vindicatifs ne manquent pas : « Je me suicide à cause de mon patron ». Une défenestration le vendredi soir, le lundi tout recommence. Les justifications sont abjectes : « Le fait que ça n’ait pas fonctionné vient de la personnalité de Madame Cassou, elle vivait seule et n’avait pas d’enfant ». On invente le harcèlement post-mortem. Le travail, c’est la liberté conditionnelle ou la mort.
La juge agite son éventail, c’est très chic. Deux ou trois téléphones sonnent pendant l’audience, pas celui de Jean Veil, avocat de Didier Lombard (le sien a perturbé l’audience de l’avant-veille) qui quitte la salle avant la fin de la plaidoirie, un bon restaurant n’attend pas. Ce doit être amusant de défendre des crapules. Le numéro que vous avez demandé n’est plus attribué. Téléphones mobiles du crime.

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