Hôpital, soins dentaires, pompes funèbres, universités, TGV : partout le service public réinstaure sans le dire une « troisième classe », réservée aux plus pauvres. Qu’est-ce que cette segmentation nous dit des évolutions de l’État-providence ?
Segmenter socialement les usagers, matériellement et symboliquement : tel est l’usage en train de se généraliser depuis quelques années au cœur du service public. Après une période de démocratisation progressive de l’accès aux prestations publiques, réapparaissent des « classes » d’usagers. D’où ce paradoxe : la démocratisation semble désormais devoir passer par… la stratification. Ce phénomène, aisément datable, est loin d’être anodin. Que s’est-il donc passé au juste ? Comment l’expliquer ? Et quelles peuvent en être les résonances et les implications idéologiques et sociales ?
Une troisième classe
Elle se traduit d’abord dans la prise en charge des corps malades. Avec les consultations privées des chefs de service à l’hôpital public, la « dualisation » du service public hospitalier existe certes depuis longtemps. Mais les années 1950, les idéaux de l’État-providence, la sophistication du soin à l’hôpital, la réforme Debré de 1958 créant les CHU avaient cessé de faire de cet espace un espace de relégation des plus pauvres, loin du soin de ville privé réservé aux notables, pour en faire un espace d’accès à un soin de qualité en même temps que de relative mixité sociale, avec les inconvénients (attentes, complexité administrative) que cela pouvait comporter.
La création d’un secteur privé hospitalier de droit privé par une loi de 1970, le développement des cliniques, aux tarifs plus élevés et surtout imparfaitement couverts par le système assurantiel, la loi de 1991 offrant une concession de service public aux établissements de santé privés (tant à but non lucratif que lucratif), ainsi qu’en « libéral », la création en 1980, du secteur 2 : « secteur conventionné à honoraires libres » où les dépassements sont autorisés : tout cela a tendu à éroder de toutes les manières cette mixité imposée. Un seul exemple (ici emprunté à l’expérience récente de l’auteur de ces lignes) mais particulièrement révélateur : une IRM, « soin » purement technique dépendant d’une machine et de coût en principe stable, est tarifée à 50 € à l’hôpital, où elle est entièrement prise en charge par la couverture sociale. Dans une clinique consultée, l’IRM se voyait tarifée 130 €, soit beaucoup plus que le double, 60 euros restant à la charge de l’usager.
Cette variation n’étant guère officialisée, ce différentiel n’est pas immédiatement visible, a contrario de l’accueil et du décor c’est-à-dire des signes extérieurs de qualité. Ce n’est pas tant en termes de contenu que les prestations sont hiérarchisées entre hôpitaux et cliniques qu’en termes de forme : c’est de ce point de vue seulement que l’hôpital peut apparaître à beaucoup comme prestataire de soins de 2e classe. Temps d’attente pour obtenir un rendez-vous, temps d’attente sur place pour accéder aux examens préalables, puis pour accéder au médecin, convocation bien avant l’heure, personnel visiblement débordé, voire désagréable : l’usager de l’hôpital doit accepter d’être captif, docile, bref un véritable « patient », moins pressé, doté d’un temps moins précieux que les autres, en tout état de cause un « usager » plutôt qu’un « client ».
En revanche, par ses plateaux techniques, par la spécialisation de ses professionnels, l’hôpital demeure à la pointe de la recherche et de certains soins : il continue à représenter de ce point de vue une première classe du soin, y compris pour les élites. Inversement, certaines cliniques délivrent des soins standardisés et de qualité médiocre [1]. La partition entre classes de prestations et de d’usagers passe donc non seulement entre établissements mais au cœur même des hôpitaux publics : l’ilot privilégié que représentent les consultations privées en serait exemplaire.
Mais ce qui est moins connu, c’est qu’au cœur même de cet espace souvent considéré comme de « deuxième classe » qu’est devenu l’hôpital public, une troisième classe a été créée et que cette dernière a, pour le coup, retrouvé tous les vieux défauts de l’hôpital public, encore si fréquents dans les années 1960 – attentes interminables, mauvaise humeur des soignants, disqualification des patients – qui s’étaient estompés avec l’enrichissement du pays. Ils font retour, mais sous une forme fortement aggravée, et pour certains segments de population seulement.
Car en 1998, une loi crée au cœur du service public, les PASS, les Permanences d’accès aux soins de santé, réservées aux personnes exclues du système de santé par défaut de solvabilité (population précaires) et/ou de citoyenneté (l’étranger sans papier). Mais les Pass sont un service de soin au rabais [2]. Dans ces espaces, déjà en retrait de l’hôpital, tous les médicaments et tous les soins ne sont pas accessibles (comme dans la médecine d’urgence), certains y sont considérés comme des soins de confort (béquilles, fauteuils roulants), les personnels y sont surchargés, les temps d’attente pour avoir un rendez-vous comme pour être reçus en consultation y sont longs, et une énorme docilité y est surtout attendue des patients (ceux qui n’ont pas réussi à être reçus doivent y retourner le lendemain). Bref, tous les traits de la médecine de « deuxième classe » évoquée plus haut (coût moins élevé mais attentes plus longues, prestations incomplètes, et moindres égards pour la patientèle) sont fortement accentués ici. Or cette « troisième classe » de services de santé s’est vue créée de l’intérieur de l’institution.
Autre exemple, très récent : la convention signée le 1er juin 2018 entre les dentistes et l’Assurance maladie. Cette convention autorise aux dentistes une augmentation générale des tarifs des soins dentaires ordinaires (la dévitalisation d’une molaire passe par exemple de 81,94 à 110 euros), indolore pour les patients puisque intégralement prise en charge par l’Assurance maladie et les complémentaires. En contrepartie, la prise en charge des prothèses variera selon trois classes de remboursement. Dans le premier, dit « RAC zéro », le patient n’aura rien à débourser à condition qu’on ait affaire à des prothèses en métal pour les dents de derrière, réputées invisibles, contre des prothèses en céramiques pour les dents de devant. Un deuxième niveau, dit « modéré » ou « maîtrisé » de remboursement proposera des prothèses au tarifs plafonnés, remboursées à hauteur de 25% : ceci notamment pour ceux qui ne veulent pas de couronne métallique. Au troisième niveau, les honoraires seront libres : pour les implants, les dents en or, des couronnes « à très haute technicité » ou à « l’esthétique encore plus fouillée » (pour reprendre les termes de la Confédération Nationale des Syndicats Dentaires) : « Il faut que les gens qui ont envie d’accéder à du superflu puissent le faire », déclare la ministre de la santé, Agnès Buzyn le 1er juin sur Europe 1.
Cette « première classe » de soin ne semble pas trop bousculer l’idéal démocratique, même s’il faut dénier l’origine sociale de ces assurés-là (« les gens »), et la puissance en réalité des normes esthétiques (« ont envie », « accéder à du superflu »). La seconde classe non plus ne semble gêner personne. Seule la troisième suscite une gêne palpable, dûment exploitée par les professionnels : « c’est un modèle d’efficience low cost qui devenir la référence en matière de santé bucco-dentaire » plaide ainsi la Fédération des Syndicats Dentaires Libéraux, hostile à la convention. Ce à quoi Agnès Buzyn répond le même jour : « Les prothèses que nous remboursons sont de grande qualité (…). Ce n’est pas du tout bas de gamme » ; et le directeur général de la CNAM : « Nous avons distingué critères fonctionnels et critères esthétiques, et on a privilégié les ‘dents du sourire’ pour lesquelles le critère esthétique est indispensable » [3]. Les représentants de l’État ne peuvent donc pas officiellement méconnaître l’idéal démocratique : surtout après la bavure de Hollande, restée dans les mémoires, concernant les « sans dents ».
Autre type de « soins au corps » – la prise en charge publique des corps morts. Elle a vécu la même évolution de long terme, et la même inflexion récente, au cours des années 1990. À Paris, en 1960, il y avait encore cinq classes d’enterrement payantes et une classe gratuite. À la fin de cette période, les convois prévus pour les trois dernières classes représentaient encore 60% des convois en quartiers populaires contre 23% dans les quartiers aisés ; la proportion de convois civils, moins coûteux, n’était que de 18% dans les quartiers aisés mais de plus de 40% dans les quartiers pauvres, épousant étroitement la proportion d’ouvriers dans la capitale [4]. Les classes d’enterrement avouaient donc sans détour l’appartenance de classe des défunts et/ou de leurs proches.
Les années 1960 ont vu supprimer les classes d’enterrement – par l’Église d’abord en 1963, puis par les Pompes Funèbres Générales ensuite – à peu près disparaître les tentures mortuaires, très coûteuses en personnel [5] et les cérémonies perdre de leur « pompe » visiblement inégalitaire (trajets en centres-villes), et encore réduite dix ans après par la poussée de la crémation [6] : la distinction sociale devant la mort s’estompe et se dissimule. En 1993 (1998 à Paris) l’ouverture à la concurrence va inverser la tendance [7]. La montée générale des prix qui en résulte contribue à générer l’installation là encore, de trois classes. La première, est représentée par le funéraire privé, bien vite revenu à ses habitudes du passé : anticiper les capacités différentielles des clients à investir pour leur défunt afin de les inciter à dépenser [8]. La seconde classe peut être représentée, à Paris, par un reste de service public, c’est-à-dire les Services Funéraires de la Ville de Paris (le SFVP), qui s’efforcent d’en conserver l’esprit en évitant la vente forcée des prestations. Pas ou peu de « soins de conservation » (thanatopraxie), de fait déjà fournis par l’hôpital : ces coûts ne constituent donc là que 12% des devis contre 60 à 70%, voire plus, dans le secteur privé. Et la « troisième classe » est représentée depuis 2004 par les « convois sociaux » pour les personnes en difficulté financière, invitées à ne payer que 20% (voire 0% pour des proches non familiaux) des frais (les mairies prenant le reste en charge), mais avec un seul type de cercueil, de capiton, de plaque funéraire [9] …
Bref, c’est le concept Ouigo. Dans les transports publics, à côté de la 1re et la 2e classe (disparues en 1991 dans les transports urbains, mais conservées dans les transports interurbains), s’est réintroduite en 2013, dans le secteur public ou para-public des transports, une troisième classe qui ne dit pas son nom. Ouigo permet une segmentation entre classes de services, en proposant une prestation minimale, accompagnée des signes extérieurs de ce minimalisme, qui sont aussi des signes extérieurs de modestie sociale : temps d’attente obligatoire à la gare (donc population visiblement captive et dépendante), absence de choix dans les horaires (un seul train par jour le plus souvent), absence de certains éléments de confort (ni prestation alimentaire ni poubelles à bord), plus grande étroitesse des sièges, et, bien sûr, disparition des 1res classes et de la « voiture bar », mais tarifs beaucoup plus modestes que ceux de la SNCF. Résultat : les populations de Ouigo sont socialement et ethniquement marquées, comme peut en témoigner l’auteur de ces lignes, un de ses utilisateurs très régulier. Or Ouigo n’est pas une filiale indépendante, mais constitue un service spécifique au sein de la branche Voyage SNCF de la maison mère.
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