Ouvriers déqualifiés, citoyens sans compétences

Emploi et Chômage, Inégalités et Discriminations

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Que la première se soit peu à peu séparée de la seconde, que le travail soit devenu cette part de lui-même que l’homme abandonne à la nécessité, c’est-à-dire à la force des choses et du capital, Marx l’a amplement démontré. Mais ce mouvement de dépossession, depuis, n’a cessé de s’accentuer : l’homme au travail devient moins producteur que spectateur — indifférent ou hostile — d’un processus qui s’accomplit quasiment sans lui, hors de lui et, presque toujours, contre lui.
De cette situation proprement schizophrénique — qu’analysent, entre autres, Claude Durand dans le Travail enchaîné (1) et Danielle Auffray dans le Travail, et après… (2) — les manifestations, depuis quelque années, s’amplifient : absentéisme — 13 à 14% en France, 20% chez Volvo, — instabilité — 25 à 27% aussi bien chez les employés que les ouvriers (« on cite des taux de «turn-over» de 20% chez les employés de banque de la région parisienne en 1975, note C. Durant, et des taux qui s’élèvent de 40 à 80% du personnel dans les banques de New-York», sabotages, refus du chronométrage ( « le chronométreur ose de moins en moins se montrer», déclare un contremaître à C. Durand), contestation des cadences et, plus généralement, des conditions de travail (hygiène, sécurité).
Sans parler des grèves — on compte environ cinq mille conflits du travail en France chaque année qui éclatent à propos d’un «rien», crise de nerfs d’une ouvrière, accrochage avec un contremaître. Et qui — c’est nouveau — ne sont pas seulement salariales : comme le montre D. Auffray, de nombreuses revendications portent sur la structure des salaires, leur hiérarchie, le système des classifications, l’inégalité des statuts.
Ainsi, aux Mines de potasse d’Alsace, les travailleurs dénonçaient « la prime de chauffage de 4 800 francs pour l’Ingénieur et de 600 francs pour le mineur…, le ramassage scolaire des enfants de cadres et l’absence de ramassage des enfants de mineurs, les différences d’écoles (ou de type de logement) selon les catégories professionnelles».
De la multiplicité des revendications — de cette sorte de mal-être général qui gagne des catégories entières de travailleurs, la dégradation du travail est l’une des causes principales : il se déqualifie régulièrement, et chez les ouvriers d’abord.
Contrairement à une opinion répandue, les cols bleus ne sont pas en voie d’extinction : en 1954, la classe ouvrière représentait 30% de la population active, elle en représente aujourd’hui 33,3%. Mais surtout, elle change de nature : la catégorie des O.S. est en pleine expansion — « en quatorze ans, le corps des ingénieurs a grossi de cent mille personnes, constate D. Auffray, tandis que celui des O.S. augmentait de huit cent mille».
Cette augmentation correspond à la restructuration, à la fois technique et géographique, de l’industrie. Sa modernisation s’accompagne, en effet, d’un double mouvement : d’une part, diminution des effectifs — de nombreuses entreprises, notamment dans le textile, s’implantent dans les pays du tiers-monde où la main-d’œuvre est meilleur marché, — de l’autre, déqualification ou non-qualification du personnel engagé. Se fixant de préférence dans ce tiers-monde intérieur que constitue des régions sous-équipées comme la Bretagne ou la Basse-Normandie, les industries de pointe (mécaniques, électroniques, électriques, de précision) recrutent principalement des travailleurs vite «spécialisés» femmes, immigrés, jeunes, paysans.
Comme l’explique D. Auffray, la déqualification professionnelle est la conséquence d’une plus grande qualification sociale. Grâce à l’instruction, aux médias, le savoir général est aujourd’hui plus élevé : l’O.S. est donc mieux formé, mais précisément parce qu’il l’est déjà en commençant son travail — un travail que la sophistication des appareils contribue également à simplifier, — son apprentissage ne prend guère de temps et le prix de sa force de travail diminue.
« La déqualification, écrit D. Auffray, c’est l’effort du capital pour faire coïncider au maximum la force de travail qu’il utilise avec la force de travail socialement banale, en élevant constamment la qualification sociale (non rémunérée) pour faire baisser la qualification de la force de travail individuelle.» Au « métallo de 36», à l’ouvrier pourvu d’un savoir-faire spécifique succède aujourd’hui un « ouvrier-masse», interchangeable, simple rouage — comme l’employé-masse des bureaux — d’une énorme machinerie qui le déqualifie comme travailleur et le disqualifie comme homme.
La logique de cette évolution exclut, quoi qu’en disent certains, toute «revalorisation» du travail manuel comme du travail en général.
C. Durand montre bien comment toutes les tentatives d’enrichissement des tâches — une centaine en France, cinq cents en Suède — ont échoué : dans les entreprises en activité, parce que cet enrichissement se heurte au primat du rendement, à l’interdépendance des opérations un atelier expérimental les désorganise ou les retarde, — à la structure hiérarchique; dans les entreprises qui se montent, parce qu’on ne se soucie qu’en dernier lieu de l’organisation du travail : « La détermination de la façon de travailler n’est décidée qu’après le choix du processus de production. Il faut attendre les essais de présérie pour voir entrer en jeu l’examen du procédé de travail.» Et encore! C’est au moment où l’on présentait à un ouvrier sa nouvelle machine qu’on s’aperçut qu’il devait la servir à genoux.

(1) Le Seuil, Paris, 1978, 187 pages, 37 F.
(2) J. -P. Delarge, Paris, 1978, 200 pages, 35 F ( en collaboration avec Th. Baudoin et M. Collin).


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