La « place des femmes » dans l’organisation du travail est-elle encore « éprouvante » ? Marie Pezé propose son regard historico-clinique (1ère partie)

04 octobre 2018 | Femmes Au Travail, Stress Travail et Santé

Article rédigé par Marie PEZÉ,  Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles.  Fondatrice du réseau Souffrance & Travail et auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier publié en 2017,  « Le burn-out pour les nuls » aux Éditions First.

Quand la reconnaissance du « corps malade » au travail primait sur celle de la souffrance psychique :

Lorsque nous étions enfant, le travail était le territoire dans lequel nous entrerions plus tard, sans souci. Comme nos parents,  chacun d’entre nous allait gagner sa vie, la question ne se posait même pas. Le travail à l’époque, semblait être comme l’air qu’on respire, il y en avait partout.
En 1975, lorsque je commençais à travailler comme psychologue dans un service de chirurgie de la main, il était évident que perdre sa main au travail était dramatique pour les ouvriers qui arrivaient aux urgences. Leur avenir économique, professionnel et familial était brusquement remis en cause. Ils avaient peur de ne pas pouvoir retravailler.  Heureusement, l’équipe chirurgicale spécialisée était là qui réparait, suturait, greffait et reconstituait ces mains détruites.
Bien sûr, certains patients ne guérissaient pas. Trop abîmés. Parce que l’accident de travail  traumatise et que le travailleur peut ne plus trouver en lui la force d’affronter le danger et donc la peur des chantiers. Parce que l’accident rencontre quelquefois la dynamique de la vie personnelle et sert alors de territoire de repli. Mais pour la plupart, l’urgence était de reprendre  le travail qui garantissait le statut d’homme libre, gagnant sa vie, nourrissant sa famille.
Le monde du travail était lointain, peu perceptible. Ses dégâts ne concernaient que le corps physique. De temps en temps, un employeur accompagnait son salarié blessé, soucieux de la gravité de ses lésions et de sa récupération. Quelquefois, un employeur se glissait, à l’heure des visites, au lit de son salarié fraîchement réveillé de son anesthésie, pour lui faire signer des feuilles de papier en blanc qui attesteraient, plus tard, qu’il construisait une étagère chez lui avec la scie circulaire du patron. Les deux cas de figure étaient anecdotiques et alimentaient nos conversations.
Si le travailleur ne guérissait pas, si ses douleurs flambaient à la dernière consultation avant la reprise du travail, c’est qu’il cherchait des bénéfices secondaires dans l’arrêt maladie, qu’une problématique personnelle entravait la guérison. Je sortais mon tiroir psychanalytique ou mon tiroir psychosomatique.
Tout paraissait si clair, tout avait une explication.
Quant à ceux qui étaient en arrêt depuis des mois, c’est qu’ils s’étaient enfoncés dans la sinistrose ou bien truandaient la sécurité sociale. Je caricature à peine. Nos positions scientifiques étaient moralisatrices (donc peu scientifiques). Mais c’était le plein emploi, si on ne travaillait pas, c’est qu’on était paresseux. Ou névrosé. Ou revendicateur.
Nos pseudo-perceptions scientifiques étaient bien sûr des perceptions communes, collectives, construites par le discours ambiant, par nos a priori et nos stéréotypes. Ces perceptions étaient partielles et orientées, nous ne le savions pas. « Le savoir se construit, l’ignorance aussi »[1].

Quand le syndrome du « canal carpien » chez les femmes révélait des signes de souffrance psychique au travail :

Parmi les pathologies opérées dans l’équipe, une des plus simples, le canal carpien, s’effectuait par centaines chaque année. Le syndrome du canal carpien est une des affections les plus fréquentes et les plus banales en chirurgie de la main. L’intervention est simple, les suites sans complication.

A partir de 1985, de nombreuses patientes opérées d’un banal canal carpien revinrent, insatisfaites, ayant encore mal. Elles énonçaient un échec postopératoire dont il fallait bien chercher les raisons.

Consciencieux et un peu scientifiques, nous fîmes  alors une étude pluridisciplinaire sur une cohorte de 145 patientes.
Ces femmes frappaient mon regard lorsqu’elles entraient en salle de consultation. Leurs yeux  étaient si vides, si las, si soumis, si peureux. La lecture d’une silhouette peut dégager une lancinante impression d’usure. Le modelage d’un corps ne se fait-il pas au fil des ans, traduisant les choix existentiels, les aléas de la vie, l’affaissement musculaire des défaites et des échecs, l’abandon dépressif du combat, les empreintes du travail ? Ces femmes mettaient en avant une main symptôme, saturée de fourmillement, insomniante, gênante dans tous les travaux dits féminins, douloureuse au travail.
Il fallut resituer le syndrome du canal carpien dans l’ensemble plus vaste de ce que l’on appelait les troubles musculosquelettiques (TMS).[2]

Qu’arrivait-t-il à ces femmes pour que leurs mains soient en souffrance ?

Bien sûr, du côté du parcours personnel, il y avait de quoi faire. Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée sur un cintre, dans les vestiaires de notre lieu de travail. Le travail est un des pôles majeurs d’expression de l’identité et on ne peut le réduire à la simple exécution de la tâche prescrite. Faire l’impasse sur le sens du travail reviendrait à en dénier le caractère d’activité humaine mobilisant non seulement les compétences intellectuelles et/ou manuelles du sujet mais aussi sa personnalité tout entière, consciente et inconsciente. Le travail offre à chacun l’occasion de poursuivre son questionnement intérieur et de continuer à tracer son histoire.
L’arrivée des enfants à l’adolescence, puis leur départ de la maison imposaient un deuil véritable d’une fonction maternelle hautement investie et laissaient ces femmes dans un désarroi réel quant à leur identité. Qui ou quoi mettre à la place du don de soi à sa famille, à ses enfants, quand les activités personnelles n’ont jamais été valorisées voire même pensables ?

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[1] Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.
[2] Si l’on s’en tient à la définition la plus académique et la plus large de la pathologie qui nous préoccupe, on désignera sous les termes de TMS liés au travail, un ensemble d’affections des tissus mous périarticulaires (muscles, tendons, gaines, synoviales, bourses séreuses, micro vascularisation, nerfs) des membres et du dos survenant chez des travailleurs.  Les mécanismes en cause sont complexes et font intervenir à la fois des phénomènes mécaniques, inflammatoires, vasculaires et dégénératifs, dans des proportions probablement différentes selon les structures périarticulaires en cause et les régions anatomiques concernées.

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