Nous vivons aujourd'hui dans le régime des inégalités multiples

30 octobre 2019 | Inégalités et Discriminations

Entretien avec François Dubet, sociologue, auteur de Le Temps des passions tristes. Inégalités et populisme.

Considéré comme l’un des plus grands sociologues français, François Dubet a publié Le Temps des passions tristes. Inégalités et populisme (Seuil, La République des idées, 2019). Professeur émérite de sociologie à l’université de Bordeaux, auteur de plus de quarante ouvrages et héritier d’Alain Touraine, François Dubet suit depuis longtemps, et de près, les évolutions de la société française, en particulier la jeunesse, les questions d’éducation, les mouvements sociaux, le sentiment d’injustice et les inégalités.

François Dubet est le grand témoin de la 40ème Rencontre des agences d’urbanisme « Lost in transition – Re-lier les territoires » organisée les 6, 7 et 8 novembre à Paris et en Ile-de-France, dont Horizons publics est partenaire média. Ces rencontres vont explorer pendant trois jours l’ampleur, l’impact et les enjeux des transitions (écologiques, sociales…) sur les individus et les territoires, et avancer des pistes possibles pour affronter ces transitions. Une thématique en résonance avec son dernier ouvrage qui décrypte les raisons de la colère sociale en partant d’une analyse des inégalités, non pas tant au regard des écarts de richesse entre les individus que de la manière dont ces inégalités sont vécues et ressenties.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Horizons publics quelques jours avant la tenue de cet évènement que nous diffusons en ligne et qui sera publié intégralement dans la revue papier, il revient sur la crise des gilets jaunes, la transformation de la perception des inégalités, l’importance de « l’expérience sociale des individus », la place d’Internet et des réseaux sociaux dans la propagation des mouvements sociaux, le rôle des corps intermédiaires dans une société plus apaisée et la nécessité de ne pas opposer métropoles riches et mobiles et territoires pauvres et marginalisés. Face aux défis de la transition, il préconise de construire des politiques écologiques, sociales et de mobilité « qui ne se heurtent pas les unes aux autres » et qui devront s’appuyer sur « des échelles pertinentes et sur des découpages administratifs et politiques efficaces et compatibles ».
À l’avenir, il souhaite que la société française trouve ou retrouve « une logique social-démocrate », c’est-à-dire « la volonté de combiner justice sociale, dynamisme économique, vertus démocratiques et sagesse écologique sans croire ou faire croire aux recettes miraculeuses ».

La société est dominée aujourd’hui selon vous par les « passions tristes », expression de Spinoza et aussi titre de votre dernier ouvrage. Sommes-nous entrés dans une époque de désenchantement (social, démocratique, écologique) ?

Les « passions tristes » désignent l’air du temps des débats publics dominé par la dénonciation, la haine, le ressentiment, le complotisme, la défiance… Cette tonalité se déploie évidemment sur la « toile » quand chacun de nous peut mettre en scène ses angoisses, ses peurs et ses détestations. Si le monde va mal, c’est la faute aux élites, aux étrangers, aux Musulmans, aux Juifs, aux élus, aux riches, aux pauvres, aux hommes, aux femmes, aux minorités, aux « bobos », aux agriculteurs et, bien sûr, à l’Europe ! Chacun peut choisir ses ennemis à son gré et selon ses humeurs. Les chaînes d’information continue mettent en scène et exacerbent ces passions puisqu’elles font monter l’audimat. Les passions tristes imprègnent aussi la vie politique et les relations internationales quand des hommes politiques insultent leurs adversaires comme le feraient les citoyens ordinaires.
Les passions tristes ne sont pas seulement l’écume des relations sociales. Elles révèlent d’abord que les frustrations et les souffrances sociales, qui ne sont peut-être pas pires aujourd’hui qu’hier, ne trouvent plus de cadres institutionnels, de récits collectifs, de médiateurs capables de leur donner une expression relativement stable et acceptable. Tout se passe comme si chaque humeur et chaque colère individuelles se manifestaient immédiatement à l’état brut. Ces passions tristes signent le déclin des utopies et des modèles politiques dont on pouvait penser qu’ils étaient solidement installés dans les démocraties occidentales. Les « vieux » États-nations, ou plutôt les représentations que nous en avions, semblent menacés, les gouvernements subissent la mondialisation plus qu’ils ne la contrôlent, la longue tendance à la réduction des inégalités s’est brutalement interrompue, la croyance dans la science et le progrès cède le pas à la défiance et à la panique écologique. Personne ne rêve plus de lendemains qui chantent.

Les inégalités se sont à la fois multipliées et individualisées sous l’effet des transformations de notre société. Selon vous, le régime des inégalités a changé. Qu’entendez-vous par là ?

Entre la fin du 19e siècle et les années 1980, les sociétés industrielles, notamment européennes, ont construit un régime d’inégalités en termes de classes sociales. Autour de l’opposition centrale entre les classes ouvrières et les bourgeoisies nationales, on pensait que les inégalités sociales étaient d’abord des inégalités de classes. Autour des situations de travail se coagulaient tout un ensemble d’inégalités tenant aux conditions de vie, au logement, à la consommation, aux pratiques culturelles et, de ce point de vue, les inégalités étaient vécues comme une expérience collective, comme l’articulation d’une identité collective et d’un sentiment d’opposition et de distance aux autres classes. Évidemment cette représentation de la société en termes de classes sociales est très schématique, le monde était plus complexe, mais il n’empêche qu’elle structurait une image de la société, jusqu’au point ou d’autres inégalités, celles que subissaient les femmes ou les immigrés par exemple, celles que nous appelons aujourd’hui les discriminations, paraissaient peu visibles.
Ce régime d’inégalités a finalement structuré la représentation politique. L’opposition postrévolutionnaire des Conservateurs et des Républicains a été remplacée par le clivage entre la droite et la gauche censées représenter, plus ou moins grossièrement, les classes sociales. Au-delà des partis, les syndicats, les mouvements d’éducation populaire, les associations, ont fini par organiser la vie sociale autour de cette représentation des classes. Dans cette vision de la société par elle-même, le conflit de classes était, à la fois, affirmé, explicite, et toujours négociable, moteur de compromis et de progrès sociaux. Dans une large mesure, l’État providence a été le produit de ce mécanisme de conflit négocié. Aujourd’hui, ce régime d’inégalités se défait.
La France a connu l’une des plus graves crises sociales de ces dernières décennies, avec le mouvement des gilets jaunes. Un an après, quel regard le sociologue que vous êtes porte-t-il sur cette contestation sociale d’ampleur ?
Comme le disent les individus, nous sommes inégaux « en tant que » : en tant que femmes, que ruraux, que plus ou moins diplômés, que jeunes ou que moins jeunes, qu’en fonction de nos origines réelles ou supposées, qu’en fonction de notre mode de vie et de notre santé, de notre situation familiale… La liste est infinie. Aux inégalités de classes se substituent des inégalités vécues comme des épreuves individuelles et comme des manifestations de mépris.
À mes yeux, le mouvement des gilets jaunes est caractéristique de ce régime d’inégalités. D’abord, il mobilise une somme des colères individuelles. Chacun parle de sa situation « en tant que » vivant loin de la ville, en tant que femme seule et chargée de famille, en tant que précaire, en tant que retraité… En dépit de la force des mobilisations, le mouvement n’est pas parvenu à transformer cette myriade de colères en revendication collective. Jamais, ce mouvement n’a pu se donner un porte-parole. Le fait de se définir comme « le peuple » ne signifie pas que ce peuple ait la moindre unité.
Ce mouvement s’est forgé contre l’épuisement des anciens systèmes de représentation issus du régime des classes sociales : il a dénoncé les élites, les médias, les élus, les experts, les intellectuels, les pauvres issus des immigrations… C’est ce qui a donné au mouvement sa sensibilité populiste à la fois hyper démocratique, contre la démocratie représentative, et anti-démocratique, hostile au principe même de la représentation. Ni le populisme de gauche, ni celui de droite, en dépit de beaucoup d’efforts et de démagogie, n’ont été en mesure de « récupérer » les gilets jaunes. On peut s’en féliciter, mais on peut aussi le regretter car le seul face-à-face des colères et de l’État n’est pas le meilleur gage du progrès social et d’un avenir démocratique apaisé.

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