L'homme qui refusait de couper l’eau aux démunis

11 mars 2014 | Revue de Presse

« Aller chez les gens et leur couper l’eau en passant outre à tous les problèmes de la vie, c’est un boulot que je n’arrivais pas à faire. » Marc Fazio est un ancien employé de Veolia à Avignon (Provence-Alpes-Côte d’Azur). Agé de 49 ans, il a passé vingt ans dans l’entreprise qui fut l’Avignonnaise des eaux, avant d’être licencié en juillet 2013 pour avoir refusé de fermer trop de robinets. Le conseil de prud’hommes examine son affaire, jeudi 6 mars.
Une décision attendue tant par la presse que par les fournisseurs d’énergie et les associations militant pour le droit à l’eau. Car ce qui aurait pu rester un conflit social entre un employé et son entreprise a pris l’apparence d’un conte moderne, entre David et Goliath et Robin des bois : la fable du fontainier qui refusait d’assoiffer les plus démunis.

« VOLEUR DE VEOLIA »

Les bras croisés, Marc Fazio répète sans ciller une histoire qu’il a déjà racontée plus d’une fois à l’union locale de la CGT, aux journaux, à son avocat. Il évoque son « malaise » dans les face-à-face qu’il a vécus avec sa propre conscience : « J’ai eu des clients qui pleuraient, qui n’avaient rien dans leur frigo. C’était souvent des gens au chômage, des familles avec des enfants. Moi aussi j’ai des enfants. » Un week-end, alors qu’il fait des courses avec ses deux filles, un homme le prend à partie : « voleur de Veolia ». C’en est trop. Coincé entre « la misère des clients et le harcèlement de la direction », il enchaîne plusieurs arrêts maladie, « des mini-dépressions », des réveils « la boule au ventre ».
Les coupures pour impayés n’ont pourtant pas toujours fait partie de ses missions. Après dix années passées dans la plomberie, M. Fazio est embauché en 1994 à l’Avignonnaise des eaux, devenue Veolia. Son nouvel emploi de fontainier l’amène à procéder à des interventions sur le terrain, comme réparer les petites fuites… ou ouvrir et fermer les compteurs d’eau. « Mais uniquement dans le cadre de l’ouverture et de la fermeture des contrats », insiste-t-il.
Or, en 2005, la mort des deux employés municipaux chargés des coupures pour impayés impose une réorganisation, alors annoncée comme temporaire. M. Fazio fait partie des trois plombiers à qui l’on demande de prendre le relais. Huit ans plus tard, ces coupures sont toujours effectuées par son équipe. Une mission loin d’être anodine pour M. Fazio, qui ne s’est « jamais senti » dans ces interventions difficiles, même s’il en avait les compétences techniques.
Une compétence dont Veolia convient. « C’est un très bon technicien, on ne devait jamais repasser derrière lui. Enfin, sauf derrière toutes les opérations qu’il ne voulait pas faire », précise Didier Brunet, responsable du service client sur le centre opérationnel d’Avignon.

DU BÛCHERON AU BOURREAU

« Ce n’est pas parce qu’on sait couper du bois qu’on est capable de couper des têtes », plaide M. Tabin, l’avocat de l’employé désormais chômeur. M. Fazio a préféré adopter une autre stratégie que la « coupure systématique » : il négocie avec les clients. « Parfois je leur laissais un délai ou je les poussais à aller au bureau pour obtenir un échéancier s’ils ne pouvaient pas tout payer d’un coup. Les plus démunis, je les renvoyais vers la mairie ou les services sociaux pour éponger les dettes ou au moins faire bloquer le dossier impayé. » Il ne procède d’ailleurs à aucune coupure entre 2009 et 2013.
Mais la négociation, « ce n’était pas son rôle, insiste Valérie Thomas, alors responsable de la relation client sur le site de Veolia Avignon. Il était en charge d’un geste technique. Pour le reste, il devait renvoyer vers l’agence. » Un argument qui montre, selon M. Fazio, qu’« on ne nous demande surtout pas de réfléchir, même face à un petit vieux à qui on devrait couper l’eau pour une facture de 10 euros ». Ou face à l’agressivité de certains.
« Quand on coupe, ils ne sont pas forcément là. Mais, pour les réouvertures, ils sont prévenus. Et ils nous attendent. » Un de ses collègues s’est fait « bousculer » lors d’une intervention, et lui avoue avoir déjà eu « très peur ».
Un risque d’agression que Bruno Chaloin, directeur du centre Gard-Alpes-Lozère-Provence de Veolia, affirme n’avoir « jamais sous-estimé ». Une augmentation de salaire d’environ 60 euros par mois a ainsi été attribuée à l’équipe de trois personnes, dont M. Fazio. Mais ils ne sont pas les seuls à être confrontés à la violence dans l’entreprise : un camion-récureur a récemment été victime de coups de fusil. « Moi-même, j’ai déjà reçu une gifle en agence », ajoute Didier Brunet.
Pour Veolia, le problème n’est pas d’ordre psycho-social, et M. Fazio, « loin d’être un Robin des bois, souligne Valérie Thomas. L’augmentation proposée ne lui suffisait simplement pas. » L’entreprise affirme même lui avoir offert un changement de poste dans un service de « recherche de fuites » qu’il a refusé. Un poste au même salaire… mais de nuit.
Syndiqué à la CGT et délégué du personnel durant une mandature, de 2007 à 2010, M. Fazio avoue qu’il aurait « aimé évoluer par le haut ». Mais, selon lui, ses revendications ont été un frein à sa carrière. Et son licenciement, « une sanction et un exemple » pour faire taire les autres. Pour la direction de Veolia Avignon, il est « un jusqu’au-boutiste qui n’a pas été suivi par ses collègues ». Avoir été « lâché » par ses collègues est d’ailleurs un des seuls regrets de Marc Fazio. Aussi a-t-il préféré se tourner vers l’union locale de la CGT plutôt que vers la CGT interne à Veolia.

LE DROIT À L’EAU

« Rien de politique » dans mon geste, affirme M. Fazio. « Robin des bois de l’eau » ou non, les militants du droit à l’eau en ont fait un symbole. « Marc montre qu’il est possible de dire non », pointe Michel Mus, président de la confédération nationale du logement à Avignon.
Marcelle Landau, institution locale et présidente du Collectif de l’eau, a même réuni pour le procès des témoignages d’usagers qui ont subi des coupures d’eau. Parmi eux, Saïd et Fatiha Hamidi ont vécu sans eau pendant une semaine en août 2013, pour une facture de 169,99 euros. La somme avait été prélevée avant qu’ils ne reçoivent la retraite de Saïd, atteint de la maladie de Parkinson. « On est rentrés de vacances et on n’avait plus d’eau », soupire Fatiha. « [Pour tenir] les voisins nous ont donné quelques seaux et j’ai acheté des dizaines de bouteilles d’eau minérale par jour. » Après quelques jours de débrouille, ils se sont tournés vers le Collectif de l’eau, qui les emmènera régler le problème directement à l’agence de Veolia. Aux factures impayées s’ajoutent alors les frais bancaires et les frais de coupure/réouverture, de plus de 70 euros.
Pourquoi si tard ? Pourquoi n’ont-ils pas demandé une aide sociale à laquelle ils auraient eu droit ? « La honte, la pudeur ou la méconnaissance des aides », répond Mme Landau, pour qui l’objectif est de revenir à un « service public de l’eau ». Car, derrière ce cas particulier, c’est la question de la précarité énergétique que les militants veulent mettre en avant. Un dossier politique pour les collectivités, le gouvernement venant de lancer officiellement l’expérimentation pour un tarif social de l’eau, prévue dans la loi Brottes.
En attendant, Marc Fazio attend sa réintégration avec un changement de poste ou, à défaut, des dommages et intérêts de l’ordre de 360 000 euros. Pour aller jusqu’à la retraite. « Je ne me sentirai pas bien en cas de réintégration chez Veolia. Mais je fais quoi ? J’ai 50 ans, je travaille dehors depuis trente ans et, du travail, il n’y en a pas. » Pour la première fois, la colère se lit sur son visage.
Lire l’article de Lucie Soullier sur le site du Monde.

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