Paul Virilio, le penseur qui dénonçait la religion de la "vitesse", est mort

20 septembre 2018 | Portraits

Le philosophe urbaniste avait 86 ans. Jean-Claude Guillebaud lui avait consacré cet article, dans un dossier du « Nouvel Observateur » consacré aux « géants de la pensée ». Nous le republions.

Curieux bonhomme, en vérité, mais auteur aussi rare que précieux. Né en 1932 à Paris d’un père communiste et d’une mère catholique bretonne, Paul Virilio est urbaniste de «profession». Il dirigea l’École spéciale d’Architecture au début des années 1970. C’est pourtant comme philosophe que son œuvre a conquis une influence discrète mais profonde. Tout s’est passé, en fait, comme si les soucis de l’époque peu à peu rejoignaient ses propres intuitions. Proche des grands auteurs de la postmodernité (Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard…), il s’est vite constitué un «champ» de réflexion spécifique: les mutations de l’espace-temps et le dérèglement de notre rapport à la temporalité, y compris dans son acception militaire.
Lorsqu’il entreprit de dénoncer, voici une quinzaine années, le règne ambigu et désintégrateur de la «vitesse», Virilio fut mal compris. Il l’est nettement mieux aujourd’hui. Entre-temps, nous avons pris conscience qu’une logique subliminale gouvernait notre nouveau rapport à la vérité et au monde lui-même. Cette logique est celle d’une vitesse sans cesse augmentée. Dans deux ouvrages, publiés au début des années 1990, Virilio soulignait que la vitesse, non contente d’occuper une place prépondérante dans notre représentation du réel, finirait par constituer le réel lui-même. C’est à peu près fait. Ses réflexions sont en passe de devenir des passages obligés de la réflexion contemporaine. Notre dette à l’égard de Virilio s’en est accrue d’autant.

« Présentisme », téléphone portable & sondages

Le temps fracturé se ramène aujourd’hui à une suite d’«immédiatetés». L’unité de mesure des nouvelles technologies devient la nanoseconde. Il faut y voir la métaphore d’une espèce de folie anthropologique. Le monde n’est plus qu’un perpétuel empressement. On assiste, écrit Virilio, à la «conjonction de plus en plus forte, étendue à l’ensemble de l’espèce humaine, entre les deux séries de phénomènes: des transmissions d’informations, à la vitesse de la lumière, et des transports réels». Ce triomphe du «présentisme» ramène au rang d’une pure nostalgie la scansion humaine de la durée dans son acception traditionnelle, y compris religieuse, calendaire et liturgique. L’hégémonie symbolique du «tout de suite» va de pair avec la fracture corrélative de l’espace. L’une et l’autre sont en vérité les deux faces d’un unique phénomène.
Quand j’essaie de dire «où je suis» par le truchement de mon téléphone portable, cela n’a plus grand sens puisque le portable est lui-même en mouvement, accompagné par les ondes qui l’environnent et qu’il capte. Ma vitesse physique réelle, à pied ou en avion, n’a plus grande importance puisque je concentre virtuellement en moi toutes les destinations possibles.
Prenons un autre exemple. Il faudra bien, un jour, s’intéresser de plus près aux ressorts de notre crédulité à l’endroit des sondages. Pourquoi réclamons-nous si fort ce qui, le plus souvent, nous ment et nous aveugle? L’une des réponses, sans aucun doute, se rattache à la temporalité malade qui nous gouverne. La nouvelle modernité dans laquelle nous entrons est marquée par une urgence inaugurale, un parti pris de hâte, de vitesse, d’immédiateté. Tout, tout de suite, sans attendre: nous n’en finissons pas de nous dépêcher.
Dans son principe, le sondage nous fournit donc l’illusion – et l’aubaine – d’être «en avance». Il tente de nous raconter l’événement avant même que celui-ci ne se produise. Or nous sommes à ce point ensuqués de vitesse qu’à tout prendre, nous préférons ce récit faux mais anticipé au récit véritable qui, par définition, exige un délai. Nous sommes habités par une impatience qu’on pourrait dire «reptilienne», dans la mesure où elle loge désormais dans notre cerveau du même nom.

Lire la suite, « Les médias et la dictature du chronomètre« , sur le site bibliobs.nouvelobs.com

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