[Avertissement de la rédaction du site Souffrance & Travail : le mot bore out n’est pas écrit dans ce jugement. Mais ne plus donner de travail à un salarié pour mettre en scène sa disparition future relève du harcèlement moral.]
Le 2 juin, la cour d’appel de Paris s’est prononcée sur une affaire de bore-out, soit en bon français, un cas d’épuisement professionnel par l’ennui. Cette décision de justice, présentée comme une première en France, a, en réalité, eu de nombreux précédents similaires. Doit-elle laisser espérer aux cadres harcelés ou placardisés des avancées significatives ? La réponse est loin d’être évidente selon Michèle Bauer, avocate au barreau de Bordeaux et spécialiste du droit du travail. Elle permettra surtout à des salariés hésitants de se manifester.
Frédéric Desnard, responsable des services généraux chez Interparfums, une entreprise spécialisée dans la licence de parfums prestigieux, peut savourer sa victoire. Après six ans de procédures judiciaires, (lire l’article du Figaro), ce manager a enfin fait plier son employeur. Dans un arrêt du 2 juin, la cour d’appel de Paris a reconnu « le manque d’activité et l’ennui de Frédéric Desnard », et a condamné Interparfums à lui verser 5 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral et 35 000 euros au titre de licenciement nul. Depuis une semaine, l’affaire fait grand bruit un peu partout en France.
Selon moi, il n’y a rien d’exceptionnel, c’est juste l’utilisation du terme ’’bore out’’ par l’avocat du salarié qui a mobilisé les foules et créé – à tort – l’impression de nouveauté
Michèle Bauer, avocate au barreau de Bordeaux
Le bore-out n’existe pas en droit
Cette décision de justice va t-elle bouleverser le doit du travail ? Pourrait-elle ouvrir la voie aux nombreux cadres placardisés, mis à l’écart ou privés de travail par leur employeur, et qui vivent un cauchemar ? Au risque de décevoir, pas vraiment.
Car, pour de nombreux avocats, dont Michèle Bauer, avocate au barreau de Bordeaux et spécialisée en droit du travail, cet arrêt fait figure de poudre aux yeux. « C’est un non-événement, il n’y a absolument rien de nouveau ni de révolutionnaire dans cette décision. En aucun cas, la cour d’appel de Paris n’a évoqué le terme de bore-out. Ce n’est pas l’élément de l’arrêt, la cour a établi son jugement sur des éléments prouvant qu’il y avait eu harcèlement moral : mise au placard, travaux subalternes, ennui du salarié… analyse-t-elle. Selon moi, il n’y a rien d’exceptionnel, c’est juste l’utilisation du terme ’’bore-out’’ par l’avocat du salarié qui a mobilisé les foules et créé – à tort – l’impression de nouveauté ».
L’excès d’ennui au travail relève du harcèlement moral
Ce n’est en effet pas la première fois que la justice se penche sur des cas de « placardisation ». En mars 2016, la cour d’appel de Paris avait déjà rendu un arrêt, dans lequel elle reconnaissait un harcèlement moral et une mise au placard d’une salariée. « Les exemples sont légion, il y en a des dizaines. Ne pas donner de travail à un salarié intentionnellement et faire en sorte qu’il s’ennuie est bien un agissement qui peut constituer un harcèlement moral,» assène Michèle Bauer.
Mais le plus dur dans ces affaires consiste à démontrer la privation de travail. « C’est toujours plus compliqué de prouver que l’on manque de travail que l’inverse, » poursuit l’avocate qui conseille dans ces cas de figure d’obtenir le maximum de témoignages et de traces écrites. « Il ne faut pas hésiter à solliciter d’anciens collègues ayant quitté l’entreprise, des stagiaires ou des intérimaires qui ont constaté le manque de travail, et leur demander de faire des attestations. » Ceux en poste n’oseront jamais parler, par peur de représailles.
Une médiatisation utile aux hésitants
C’est justement ce qu’a fait Frédéric Desnard. Plusieurs attestations de collègues indiquant sa mise à l’écart ont été versées au dossier que nous nous sommes procuré. Certaines racontent que l’ancien directeur des services généraux passait ses heures de travail à configurer l’iPad du Pdg ou à accueillir le plombier au domicile de ce dernier. « Ce dossier montre qu’il y a eu un ensemble d’agissements de l’employeur qui ont eu pour but d’isoler le salarié. La Cour a retenu ces éléments, caractéristiques du harcèlement moral. »
Et pour cause, le bore-out n’est pas un concept juridique, aucune loi “anti bore-out” n’existe. Et cette affaire n’est qu’un banal dossier de harcèlement moral. « Les salariés victimes de tels actes ne doivent pas espérer voir naître de nouvelles avancées suite à la prononciation de cet arrêt. La médiatisation autour de cette actualité a au moins eu le mérite de faire reparler du harcèlement, et en filigrane du bore-out. Elle permettra peut-être à des salariés hésitants de se manifester », conclut Michèle Bauer. Mais aussi d’envoyer un nouveau signal aux employeurs – ce genre de procès n’étant jamais bon pour l’image d’une entreprise.
Via le site https://www.cadremploi.fr/