Produire une preuve illicitement récupérée devant les juridictions civiles, une facilité laissée aux employeurs mais pas aux salariés…

Comment les Juges Jugent

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Par une série d’arrêts récents, la chambre sociale de la cour de cassation, celle qui juge en dernier ressort de la bonne application du droit par les conseils de prud’hommes, vient de décider de valider qu’un employeur pouvait, au regard des enjeux devant le tribunal, produire des éléments de preuve des faits qu’il reproche à son salarié, même s’il les a obtenus de façon illicite (en ayant notamment accès à des fichiers personnels que la loi interdit à quiconque de « pirater »), et même si légalement il ne pouvait pas les utiliser, cette faculté devenant – semble-t’il – une règle systématique beaucoup plus étendue.

Rappelons en préalable que les juridictions criminelles n’ont aucun souci à s’emparer d’éléments de preuve qui auraient été obtenus de façon illicite et en violation de la vie privée par l’une ou l’autre partie pour éclairer les débats et permettre l’établissement de la réalité des faits (27 janvier 2010, n° pourvoi 09-83395 ; 31 janvier 2012, n° pourvoi 11-85464). 

« Il résulte des articles 6 et 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi ». La jurisprudence renvoie ainsi au juge l’arbitrage entre la gravité de cette atteinte et la nécessité qu’il y avait de l’enfreindre.

On serait donc en droit de penser, pour l’égalité des armes des parties devant les tribunaux, que le salarié – dont on sait qu’il dispose de moins de moyens qu’une direction d’entreprise pour étayer son dossier – produisant des éléments de preuve obtenus illicitement de ce qu’il reproche à son employeur, se voit admis à les présenter, et à les voir pris en compte par les juges pour éclairer leur décision.

Un déséquilibre des armes

De fait, la jurisprudence sociale dans les juridictions de premier et second degré nous fait clairement comprendre que ce déséquilibre des armes (l’employeur peut, le salarié ne peut pas) devant les tribunaux civils ne trouve toujours pas à se rééquilibrer, au mépris même des notions fondamentales que porte le concept de Justice.

Ainsi, le 25 novembre 2020 (pourvoi n°17-19523), la chambre sociale a décidé que l’employeur pouvait produire devant le juge des données issues de fichiers qu’il n’avait pas le droit ni de conserver ni, à plus forte raison, d’exploiter de quelque façon que ce soit.

En effet, celui-ci avait utilisé des données numériques personnelles (l’adresse IP de l’ordinateur d’un salarié, qui constitue un traçage informatique devant être déclaré à la commission nationale informatique et libertés, la CNIL) pour licencier pour faute grave un salarié qui avait contacté par messagerie électronique sous faux nom des entreprises concurrentes de la sienne pour en obtenir des informations). Les adresses IP, entre autres données numériques, sont considérées comme des données à caractère personnel parce que grâce à elles, on peut identifier une personne privée. Selon la loi informatique et libertés, personne ne devrait donc y avoir accès, et encore moins les exploiter, hormis les dérogations strictes apportées par la loi et les prérogatives laissées à la Justice pour l’instruction d’un certain nombre de crimes et délits et, encore dans ce cas, sous contrôle du juge.

Le juge en concluait fort raisonnablement que, puisqu’il s’agissait bien de données personnelles, le recueil de celles-ci devait avoir fait l’objet d’une déclaration préalable à la CNIL à l’époque de leur mise en place, et en tout cas depuis 2004 avec l’entrée en vigueur du règlement général de protection des données (RGDP), et que la possibilité d’utiliser ces données devait au-moins avoir fait l’objet d’une information claire des salariés. Ce n’était pas le cas non plus.

Même s’il s’agissait d’une interprétation à notre sens erronée de la loi, puisque aucun texte n’interdit au juge civil de recevoir une preuve illicite pour éclairer le débat s’il le souhaite – ce type de « preuve » était écarté dans la plupart des cas. On se battait avec des armes « loyales ».

Ici cette preuve est malgré tout retenue dans les débats pour déclarer justifié le licenciement du salarié, au conseil des prud’hommes en cour d’appel, même si ce licenciement sera finalement annulé par la cour de cassation, justement au motif que le juge d’appel avait fondé sa décision sur une preuve obtenue de façon illicite !

Dans sa note explicative de l’arrêt, la chambre sociale indique que « l’illicéité d’un tel moyen de preuve n’entraîne pas systématiquement son rejet, dès lors que l’atteinte portée à la vie personnelle du salarié est justifiée au regard du droit à la preuve de l’employeur »… Même en complétant son dispositif du caractère non pas seulement « nécessaire » mais « indispensable à l’exercice de ce droit », on attend encore l’arrêt qui énoncerait sans ambiguïté que « l’illicéité d’un tel moyen de preuve n’entraîne pas systématiquement son rejet, dès lors que l’atteinte portée à l’entreprise est justifiée au regard du droit à la preuve du salarié »…

Il ne s’agit pas de dire que ces preuves illégalement recueillies et exploitées ne doivent pas pouvoir être utilisées devant la justice, nous militons même pour le contraire pour des raisons évidentes d’égalité des droits des citoyens devant le juge.

Ce qui est plus gênant, c’est que les tolérances laissées à un employeur ne soient pas de la même ampleur que celles laissées à un salarié, dans un litige prud’homal. Il y a une injustice fondamentale à déséquilibrer la valeur de la parole des parties en admettant du premier qu’il puisse se justifier au moyen de preuves obtenues de façon interdite, et du second qu’il ne puisse pas le faire parce que ce serait une atteinte à la vie de l’entreprise. Un remake du célèbre « selon que vous serez puissant ou misérable »… ?

Rappelons, d’expérience rapportée par les avocats et par l’association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qu’une preuve recueillie de manière illicite par un salarié est rarement prise en compte par les magistrats. Dans la très (très) grande majorité des cas, le juge exclut simplement d’entendre un enregistrement fait à l’insu de l’employeur (pourtant bien utile et souvent indispensable pour démontrer la réalité explicite des comportements, termes employés, et autres agissements dans des dossier de discrimination ou de harcèlement sexuel), ou prête une oreille complaisante à la notion de « vols de documents » invoquée par l’employeur contre un salarié qui a eu l’intelligence de faire des photocopies de tous les documents prouvant les reproches qu’il lui adresse dans son litige prud’homal.

Ce qui caractérise un doute sur cette égalité des armes devant le juge, c’est que nous sommes dans un contexte où, alors même que les juges du fond aux prud’hommes excluent quasiment systématiquement et sans sourciller la preuve illicitement réunie quand c’est le salarié qui la produit, nous avons des arrêts de la juridiction suprême qui vont presque tous dans le  même sens, celui d’une ouverture massive du droit à l’employeur à espionner son salarié (on dit « espionner » quand il ne s’agit plus d’une simple surveillance légale et qu’il s’agit de violer sa vie privée) pour en tirer tous les éléments propres à monter son dossier disciplinaire. Et qu’encore une fois, c’est déjà assez compliqué pour un particulier d’aller en justice, sans rajouter en plus de la procédure à la procédure pour faire reconnaître dès le premier niveau de juridiction que lui aussi dispose du droit d’apporter tout élément de preuve dont il dispose.

La variabilité, même au niveau de la Cour de cassation, peut également laisser planer un doute sur l’établissement d’une règle qui serait bien établie et donc intelligible pour tous les citoyens, employeurs comme salariés. Ainsi, dans l’arrêt du 25 novembre, il est acquis que le « mode de contrôle » illicite du salarié dont a été extraite la preuve finalement rejetée devait faire l’objet d’une consultation des représentants du personnel (obligations déclaratives nécessaires, puisqu’un tel mode de contrôle doit faire partie du règlement intérieur de l’entreprise ou y être annexé). Or pas la moindre mention de cette obligation dans cette espèce, qui devrait entrer évidemment en considération lors de la réflexion du juge sur son analyse de proportionnalité entre les deux régimes protecteurs (droit à la preuve contre droit à la vie privée), alors même qu’un autre arrêt encore récent (11 décembre 2019, n° pourvoi 18-11792) considérait ce critère comme participant de façon automatique à la mise à l’écart de la preuve obtenue en infraction de cette obligation de consultation. Finalement le non-respect de cette procédure obligatoire d’information, doit-on le considérer comme un élément déterminant ou pas ?

Quand  » le diable se cache dans les détails »

L’arrêt de la chambre sociale du 30 septembre 2020 (n° pourvoi 19-12058) admet que l’employeur puisse produire des extraits du compte facebook privé d’un de ses salariés dans le but de le licencier, « dès lors qu’il n’a eu recours à aucun stratagème pour l’obtenir ». En l’espèce une bonne collègue avait transmis à l’employeur ces éléments, auxquels elle avait eu librement accès comme « amie » sur le-dit compte facebook, ce qui, pour la Cour, ôte tout caractère illicite à la production de cette preuve par l’employeur. L’arrêt du 09 septembre 2020 (n° pourvoi 18-20489) permet même à l’employeur d’utiliser les copies de messages non-identifiés explicitement comme personnels qui ont été recueillis et transmis par une autre salariée dans le cadre professionnel.

Là encore, le diable se cache dans les détails : dans l’arrêt du 30 septembre on trouve une petite incise sur « la défense de l’intérêt légitime de l’employeur à la confidentialité de ses affaires », qui expliquerait que celui-ci puisse utiliser les éléments de la vie privée du salarié. La confidentialité des affaires prime donc le respect de la vie privée du travailleur. Cette acceptation large par le juge de cassation n’a en fin de compte d’autre effet que d’autoriser l’employeur à déclencher toute mesure de surveillance, même illégale, à tout moment, dès lors qu’il aura un doute sur la loyauté d’un de ses salariés. S’il ne trouve rien, tant pis, mais il aura quand même eu accès à des documents couverts par l’obligation de respecter la vie privée (il aura fait mener son enquête discrètement, et évidemment, il ne s’en vantera pas publiquement, à charge pour la partie visée d’en établir la preuve), et s’il découvre quelque chose il pourra quand même l’utiliser contre le salarié. Double bonus, en toute impunité !

Et que dire de l’acceptation par les juges de la communication à l’employeur de ces éléments de vie privée par d’autres salariés, placés sous son autorité, pour dire qu’il n’y a pas eu « stratagème » dans l’obtention de ceux-ci. Le fait de dénoncer à l’employeur un comportement jugé indigne, anormal, d’un collègue, ou même dans l’absolu le simple plaisir de la délation, on peut les imaginer comme légitimant l’employeur à utiliser des informations de nature privée ainsi communiquées et qu’il n’aurait pas sollicitées. Mais qui ira ou pourra vérifier et constater que l’employeur n’a pas donné d’ordre, n’a pas missionné le-dit collègue à faire « ami – ami », pour se pré-constituer illicitement sa preuve dans la  préparation d’un futur litige ?

Il y a danger à valider le « secret des affaires » non seulement comme moyen de défense d’une entreprise mise en cause, mais également comme motif légitime lui permettant d’attenter à la vie privée de salariés qui y travaillent.

Même si elle résulte de l’analyse de chaque situation particulière, l’exigence de clarté sur la détermination de critères communs « d’infraction » à la vie privée des salariés n’est pas atteinte. Il ne semble pas y avoir de ligne directrice dans la jurisprudence fluctuante des cours, ce qui permet de tenter à peu près n’importe quoi dans l’établissement de la preuve.

Ce qui paraît également établi, c’est que la faculté d’apporter la « preuve illicite » des faits dans les débats est facilitée – au vu de la quantité de possibilité qu’il lui est allouée pour les légitimer –  pour les employeurs, et peu reconnue pour les salariés.

Reste donc à finaliser pour la Justice civile cette mue qu’est la simple application du droit de la preuve existant, au bénéfice également de la partie considérée comme la plus faible, celle qui ne peut pas s’appuyer sur toute la structure organisationnelle de l’entreprise pour faciliter la production des éléments probatoires dans son dossier, et pas uniquement à son détriment.

Par M. Prieux.

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