"Consommateur": « avec ce concept, on soumet les désirs des travailleurs et des citoyens au psychopouvoir publicitaire, on favorise la production de masse ». Grand entretien avec le philosophe Bernard Stiegler

09 septembre 2021 | Addictions

Article du 8 octobre 2009

NEWS NEWS NEWS. La pensée est aussi une activité de scène, de confrontation avec un public, d’échanges animés et parfois polémiques. Le philosophe Bernard Stiegler en un de ces batailleurs de pleine salle, qui intervient sur plusieurs fronts en ce mois d’octobre. Il développait une critique de la « perte actuelle du savoir », mais aussi du stalinisme, à la Maison de la Poésie, invité par le journal L’Humanité. Il défendait les amateurs d’art contre les consommateurs de culture à la soirée lancée par l’association Libre Accès consacrée au logiciel libre. (…) Voici un entretien réalisé avec Bernard Stiegler pour la revue RAVAGES n. 2 (fondée par Isabelle Sorente, Ruwen Ogien, Georges Marbeck et votre serviteur), dont le thème était « l’infantilisation générale » d’aujourd’hui. 

VERBATIM

BERNARD STIEGLER

« L’infantilisation des adultes, la puérilisation des enfants, la destruction des rapports de générations, tout cela revient à réfléchir au pouvoir immense du marketing sur une société devenue un troupeau de consommateurs. Permettez-moi un détour… Le capitalisme a muté au début du vingtième siècle, avec le fordisme. Nous sommes alors sortis de l’époque productiviste du capitalisme, celle de la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle qui a transformé nos vies – des chemins de fer à l’électricité alimentant l’usine et les nouvelles concentrations urbaines. Ce capitalisme a transformé les ouvriers, les artisans, les paysans en prolétaires. Grâce aux avancées techniques, aux nouvelles machines, la productivité s’est trouvée multipliée par dix, cent, parfois par mille… Ces énormes gains de production ont assuré la prospérité de la la petite bourgeoisie intellectuelle, de la moyenne bourgeoisie des entrepreneurs et des commerçants, et de la grande bourgeoisie industrielle, de la finance et du capital. Henri Ford invente la voiture bon marché et le consommateur Au début du siècle, de nouvelles méthodes de travail vont être expérimentées pour accroître encore la productivité. C’est d’abord le taylorisme, imaginée par l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915). On cherche à organiser scientifiquement le travail, « The One Best Way », la meilleure façon de produire, le rendement maximum grâce à l’analyse des techniques de production (gestes, cadences). C’est aussi le au passage du salaire à la tâche au salaire à l’heure.

La méthode de Taylor prouvera son efficacité dans la sidérurgie, qu’il formalisa en 1911 dans « Les principes du management scientifique ». C’est alors que Henri Ford, fondateur de la Ford Motor Company, apparaît. Pour produire la fameuse Ford T, il va encore perfectionner le travail à la chaîne – que Charlot met en scène dans les « Temps modernes ». En même temps, il se dit : On peut encore augmenter considérablement la productivité. Pour cela, il faut inventer une nouvelle logique de distribution et de vente.

En conséquence, il installe des concessionnaires Ford dans le monde entier, vend des voitures par centaines de milliers. Il développe encore l’idée que le peuple doit consommer, profiter des nouvelles inventions techniques – c’est selon lui la seule façon de développer l’industrie, mais aussi la bonne manière d’obtenir la paix sociale et civile. Ce faisant, il invente le concept de «consommateur »…

« Qu’est-ce qu’un consommateur ? C’est un producteur, un ouvrier qui se définit non seulement comme une source de travail, mais aussi comme un pouvoir d’achat. L’ouvrier doit être capable d’acheter ce qu’il produit, rouler en voiture pour commencer, comme hier les riches. Autrement dit, Henri Ford élargit l’assiette des marchés des biens industriels produits par le capitalisme. Il pose un principe : n’importe qui doit pouvoir acheter – consommer. Pour cela, il pratique une politique de salaires élevés et lance des lignes de voitures bon marché, produites à coût très bas, par un travail très séquencé – le fameux « travail en miettes ». Ce n’est pas par philanthropie.

Henri Ford a compris, de manière empirique, que s’il ne mène pas ces actions conjointes, il va se retrouver – comme le prédisait Marx – avec une surproduction considérable, ce qui bloquera la croissance capitaliste. Cette stratégie va se révéler plus que payante : elle va être à l’origine de ce qu’on appelle le mode de vie américain, l’American way of life. Une production de masse pour une consommation de masse. Edward Louis Bernays invente la « propaganda » et comment manipuler l’inconscient Ce faisant, l’industrie américaine commence d’étudier comment influencer et contrôler les comportements de ces nouveaux « consommateurs ».

« Dans les années 1920-1930, Edward Louis Bernays, met au point les premières méthodes de « relations publiques » – le futur marketing autant que la « progaganda », titre de son ouvrage de 1928 – pour le cigarettier Philip Morris, qui va accrocher au tabac, avec les dégâts de santé que l’on sait, des millions de gens à travers le monde. Mêlant des analyses venues de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, et de son oncle Sigmund Freud, il affirme que la foule ne pense pas, soumise à des pulsions et des effets collectifs – celés dans le Ça. Il faut donc moins la convaincre que la manipuler par des actions symboliques capables d’atteindre son inconscient. Ainsi, Bernays a distillé des symboles phalliques dans les publicités pour le tabac, ou encore organisé des défilés de « fumeuses » très chic et « libérées », « Les torches de la liberté », pour convaincre les femmes de fumer en public. Bernays a encore travaillé en politique. Il a inventé le « petit déjeuner » du président avec des people, pour le rendre sympathique, ou encore promu l’entrée en guerre des Etats Unis en 1918, contre l’opinion publique américaine.

Ses thèses sur la façon de s’adresser à l’inconscient public seront reprises dans les années 1950 par Louis Cheskin et Ernest Dichter, l’auteur de « La stratégie du désir. Une philosophie de la vente » » (préfacée par le publicitaire Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis). Ce sont les pères des « études de motivation », qui reprennent à leur compte toute la théorie de l’appareil psychique de Freud, en vue de s’adresser au désir du consommateur : exciter le Ça, convaincre par là le moi, flatter les tendances régressives du surmoi, bref travailler sur l’ensemble de l’appareil psychique par les affiches de rue, les slogans, la radio, les pages des magazines, l’événementiel, les plaquettes, les tracts. Nous entrons véritablement dans l’ère du « marketing psychologique ».

LE PSYCHOPOUVOIR

« De fait, après Henri Ford, la grande industrie a systématisé sa logique commerciale et capitalistique, comme sa recherche de profits maximisés. Dès 1937, un grand « pavillon de la publicité » fait sensation à l’Exposition Universelle de Paris, où on vante le métier de « publicitaire » et parle de « consommation » et de « motivation de la consommation ». Pendant la guerre, les Américains mettent en place une task force, regroupant cybernéticiens, psychologues et psychanalystes pour mieux convaincre les soldats d’aller combattre, et de bombarder une Allemagne protégée par des tirs aériens nourris. Ces stratégies, n’oublions pas, ont beaucoup joué par la suite dans l’élaboration de ce qu’on a appelé ensuite aux Etats-Unis le « soft power », c’est-à-dire la bonne manière de parler à la population, de développer et pacifier le pays sans contraindre la population – plutôt en construisant ses désirs. Pour cela, tous les gouvernements vont promouvoir l’American Way of life, présenté comme le summum de la bonne vie possible – jusqu’au jour où la dure réalité rattrape le rêve, comme nous l’avons vu pendant les cracks des années 1990, et aujourd’hui, avec la crise générale.

Le « soft power », l’épopée de l’Américan way of life s’est beaucoup traduit dans la vie quotidienne par le pouvoir de conviction du marketing et de la publicité en faveur de la consommation. Depuis les années 1950, la grande industrie a véritablement aiguisé sa science du marketing, cherchant toutes les manières pour induire chez le consommateur, artificiellement, des désirs et des comportements qui le transforment en acheteur. Quand elle investit un milliard de dollars sur un produit, elle ajoute 10%, cent millions, pour sa publicité. Aujourd’hui ces recherches continuent, de plus en plus sophistiquées, comme par exemple le « neuromarketing » : il vise à identifier les zones du cerveau responsables de la sécrétion d’hormones, afin de vérifier si l’imagerie publicitaire les active. On fait appel pour cela à l’imagerie cérébrale pour savoir si l’hypothalamus a été excité ou non. On cherche encore à déclencher des réflexes conditionnés en s’appuyant sur des symboles référentiels de la « culture teenager », « people » ou bien « ethnique ». Le psychopouvoir entre à la maison Cette stratégie de création de désirs et de contrôle des comportements, je l’appelle le « psychopouvoir».

« Si, classiquement, on appelle avec Michel Foucault le contrôle de la production – du travail, des gestes en miettes, de la fatigue, de l’organisation du temps – le « biopouvoir », le contrôle de la consommation relève du « psychopouvoir ». La consommation devient l’espace du contrôle de la volition : de la volonté, de la motivation, des désirs conscients et inconscients. Aujourd’hui, le grand vecteur de tout cette stratégie est bien sûr la télévision. Avec elle, nous entrons dans la diffusion de masse, la captation de masse. La télévision c’est le truc qui tue, si je puis dire, la killer application. Avec elle, le psychopouvoir industriel va entrer tout à coup dans des millions de foyers. Elle va devenir un nouveau membre de la famille, agrandir le cercle – jusqu’à peu à peu se substituer à la structure familiale. Ce n’est pas un hasard si Ray Bradbury, dans Farhenheit 451, publié en 1953, montre une télévision du futur qui s’appelle « La Famille ». De fait, vingt ans plus tard, des théories apparaissent qui étudient comment catégoriser les programmes et la publicité par « tranche d’âge », comment s’adresser à chacune d’entre elles selon leurs centres d’intérêts, leurs occupations récurrentes, leurs désirs de vie, leur vie sexuelle – bref, toute la famille. Donc, si je suis un groupe international qui vend de l’assurance, de l’automobile, du voyage ou des jouets, je peux grâce à ces études tenter de capter l’attention de tous. Si je suis un groupe diversifié, je vais vouloir capter quelqu’un pour la vie, depuis l’enfance ! 

LA TÉLÉVISION DEVIENT LA FAMILLE

« C’est comme au jeu des 7 familles, je séduit le fils, le père, la grand-mère, et transmet le message de génération en génération. Ce faisant, truffée de messages publicitaires, la télévision, progressivement, détourne les processus d’identification des enfants à leurs parents vers l’invité permanent, le troisième membre de la famille, la télévision et ses programmes, ses publicités. Bientôt, progressivement, les parents se retrouvent court-circuités par des films, des spots, des personnages, des musiques, des appels pressants, tout une culture publicitaire, et ils n’existent plus véritablement comme les modèles dominants de la cellule familiale. De plus, ils deviennent eux-mêmes des téléspectateurs – 4h30 par jour en moyenne en France – ils se retrouvent captés par les images et les appels à leurs propres désirs, comme leurs enfants, ils se retrouvent comme eux captés, isolés. Si bien qu’au final, la télévision est bien devenue « La Famille » : elle l’a remplacé, elle lui a substitué ses valeurs, ses jeux, ses joies, ses contradictions. Elle a délité les échanges entre les générations. Selon la Kayser Family Foundation, les adolescents américains passent 6 h 30 par jour devant la télévision – captivés et capturés Avant cinq ans imprimer la compulsion d’achat.

« Depuis une dizaine d’années, les spécialistes du marketing et des programmes se demandent comment faire pour que les enfants s’identifient à leurs programmes et leurs spots plutôt qu’aux projets de leurs parents. Bien sûr, ils ne le disent pas comme ça, ils parlent de programme éducatif, ou de publicités créatives, mais l’enjeu est là. Pourquoi faudrait-il que les enfants vivent une telle identification si tôt, très jeunes, si possibles avant cinq ans ? D’abord, à cause du caractère indélébile de l’impact produit à cet âge, qui va permettre de produire le plus tôt possible cette « fidélisation » des consommateurs dont parle beaucoup Jeremy Rifkin dans « L’Âge de l’accès ». Une mise en condition qui conduit à évaluer ce qu’on appelle la « Lifetime value », selon la théorie marketing modélisant le pouvoir d’achat d’un individu influencé toute sa vie par la publicité. Pour y parvenir, les chercheurs du marketing se sont appuyés sur les travaux de Freud concernant les « processus d’identification primaire ». Selon le père de la psychanalyse, sans cette première identification presque toujours faite en miroir des parents et des proches, l’appareil psychique infantile ne se forme pas pleinement, l’enfant ne devient pas un être raisonnable et construit : il tourne « fou » si vous voulez.

Ces processus d’identification primaires sont primordiaux pour qu’un enfant se socialise, acquière un surmoi c’est-à-dire un sens moral – et toute cette base psychique qui se produit avant l’âge de cinq ans, s’enfouit dans l’inconscient. Ensuite, elle est acquise, l’adolescent ne s’en rend plus compte, mais elle le pilote dans la vie par rapport à ce que Freud appelle les « identifications secondaires ».

LE SURMOI CÈDE AU PULSIONNEL

« Quand l’enfant devient adolescent puis adulte, il s’identifie alors à des gens qui ne sont plus ses parents. C’est ainsi qu’on coupe le cordon, on s’identifie à une rock star, un joueur de foot, à Arthur Rimbaud ou Marylin, à je ne sais qui … On admire, on aime des personnages, des vies, des figures qui vont nous aider à constituer notre personnalité. C’est ce que Freud appelle la segmentation du Moi, une structure en couches constituée par la succession des modèles auxquels nous nous sommes identifiés. Bien sûr, au cours de cette constitution, on est confronté régulièrement à des contradictions internes. Par exemple, adolescent, on va s’identifier difficilement à quelqu’un qui contredit nos principes religieux, ou certaines traditions familiales, ou à certaines règles apprises à l’école, si on en a.

C’est dans ces moments, explique Freud, que les processus d’identification primaire nous servent d’arbitre dans nos conflits entre nos identifications secondaires. On comprend bien que si avant cinq ans, la télévision remplace la famille, si elle contribue largement à la mise en place des identifications primaires – à des personnages publicitaires, des slogans, à une imagerie, des valeurs de consommation, une simplicité de comportement, etc -, ses programmes et son marketing vont jouer un rôle primordial dans la formation de la personnalité.

« C’est là qu’interviennent les actuelles chaînes de télévision pour enfants de moins de trois ans, lancées depuis quelques années dans le monde entier. La télé devient Papa-Maman J’ai été à l’origine, avec un groupe de pédopsychiatres, du mouvement contre ces « télévisions pour les bébés ». Une étude de la CNAF en France (allocations familiales) a montré que les enfants exposés précocement aux écrans éprouvent des difficultés à faire des études supérieures. En développant ces télévisions, qui se présentent toutes comme « éducatives », le marketing des chaînes voudrait remplacer l’éducation parentale par celle de la télévision. Ainsi ils inventent des émissions, des jeux, des modes qui rivalisent avec les parents, les court-circuitent. Ces télévisions remplacent aussi la nounou, le grand parent, la sœur, la mère qui pourrait les garder. Elle supplante des personnes vivantes avec qui interagir, échanger, se former, développer une relation passionnelle riche. Il en résulte la destruction des relations intergénérationnelles et de l’activité psychique – sans l’autre, comment se développer ? Ce renversement des relations de décision diminue l’influence de la famille, des professeurs, tout le domaine de la vie adulte, des valeurs complexes et de l’autorité – ce que Freud appelle le « surmoi ». Or un enfant sans surmoi, sans référence, obéit à ses pulsions. Il devient un consommateur pulsionnel, un spectateur traversé d’images. C’est le but recherché. Former des individus infantilisés, gaves d’images et pulsionnels.

Lire la suite, « À BAS LES VIEUX, VIVE LE COOL ! » et « PLUS DE MAJEURS, PLUS DE MINEURS, TOUS CONSOMMATEURS » sur le site www.lemonde.fr

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