L’apologie de la vitesse et de l’accélération n’a pas toujours été la norme et a accompagné l’entrée de l’Occident dans l’époque moderne. Et si un retour de la lenteur était la clé pour retrouver qualité de vie et bien-être au travail ?
C’est la réflexion que développe dans cette tribune Pauline Rochart, consultante indépendante, spécialiste du futur du travail et des organisations, après avoir lu l’essai sur Les hommes lents (Flammarion, 2020) de l’historien Laurent Vidal.
En septembre dernier, un éboueur parisien, assoupi sur le rebord d’une vitrine, se fait prendre en photo à son insu. Le cliché diffusé sur Twitter alerte son employeur, qui le licencie. L’affaire a fait grand bruit. Elle est révélatrice de l’époque. « Dans le paradigme néo-libéral mondialisé, dormir est un truc de losers », pointe l’universitaire américain Jonathan Crary. D’où vient cette aversion pour la lenteur ? L’historien Laurent Vidal retrace, dans un essai passionnant, Les hommes lents, Résister à la modernité, XVe– XXe siècle (Flammarion, 2020) l’histoire de ces « hommes lents ». La figure de l’homme moderne, prompt et efficace s’est imposée à partir du XVe siècle. Depuis, on n’a jamais cessé de valoriser la vitesse et de vouloir dominer ceux qui refusaient de « suivre le rythme ». Cette fascination pour la rapidité est aujourd’hui à son paroxysme dans le monde du travail.
La lenteur, une discrimination sociale
Les lents n’ont pas toujours été pointés du doigt. La racine latine lentus renvoyait d’abord à ce qui était flexible, sans rigidité. Les poètes l’employaient alors pour désigner tout ce qui ne se laissait pas transformer facilement. Aujourd’hui, on parlerait de « résilience »…
C’est au Moyen Âge chrétien que les théologiens n’ont eu de cesse d’associer « lenteur » et « paresse ». Puis, la Réforme protestante achève de condamner la lenteur en valorisant le travail : « L’homme n’a pas été créé pour être oisif mais pour travailler », précise Martin Luther. Dès lors, la vitesse est associée à la modernité économique, au progrès.
Cette mutation s’opère dans un contexte historique précis : la découverte du Nouveau Monde. À cette époque, on voit fleurir dans les récits de voyageurs l’imaginaire d’un « Indien paresseux ». En 1526, l’historien espagnol Oviedo y Valdès décrit les Indiens comme « naturellement paresseux, vicieux, mélancoliques et lâches ». Plus tard, un nouvel adjectif apparaîtra pour décrire les populations noires, amérindiennes et colonisées : « Indolent ». Pour le voyageur Adolphe Granier de Cassagnac, « on compte généralement dans les Antilles qu’il faut trois noirs pour faire le travail d’un blanc ». Ces stéréotypes racistes s’installent durablement dans l’imaginaire colonial. Les « lents » sont d’abord ceux qui refusent de se plier à la discipline du travail. Les puissants sont du côté des rapides.
Rompre le rythme des « temps modernes »
La révolution industrielle est toujours associée à l’invention de la machine à vapeur. Or, pour Laurent Vidal, « c’est bien le chronomètre qui constitue la plus grande innovation des sociétés industrielles ». Le pouvoir social des horloges (et des contremaîtres !) exerce sur les travailleurs une contrainte forte. L’organisation scientifique du travail induit que chaque geste doit être efficace. Il ne doit pas y avoir de perte (de temps, et donc d’argent). Refuser de suivre ces cadences infernales devient alors une forme de résistance.
À la fin du XIXe siècle, les dockers de Glasgow se mettent en grève pour obtenir des augmentations de salaire. Pour cela, ils indexent leur rythme de production à leur niveau de paie. « Ca’Canny », contraction de « call canny » qui signifie littéralement « conduire prudemment » donnera naissance au mouvement « go canny » : allez-y lentement ! En français, on a retenu le terme de « sabotage ». Au début du XXe siècle, « saboter » renvoie en effet à une autre modalité d’action : jeter ses sabots dans la machine pour l’empêcher de fonctionner. L’historien rappelle également qu’à la fin du XIXe siècle, les « hommes lents » s’emparent de la coutume du « Saint lundi » pour contester le rythme de la marche. Sorte de carnaval festif, cette fête du lundi, bruyante et populaire, devient rapidement insupportable aux yeux des élites. Difficile de ne pas penser aux nouvelles formes de contestation sociale qu’imaginent les grévistes de 2020… Chorégraphies survoltées, pancartes aux jeux de mots bien sentis, bandes annonces hollywoodiennes… En matière de créativité, les manifestants d’aujourd’hui n’ont rien à envier aux contestataires d’hier.
Le fait d’introduire des ruptures de rythme dans la norme sociale, de maîtriser « l’art de la syncope » a toujours été l’apanage des « hommes lents ». Dans un formidable chapitre dédié à la musique, Laurent Vidal revient sur l’origine de la samba et du jazz, nés dans les bas-fonds des ports de Rio et de la Nouvelle Orléans où les travailleurs migrants expérimentaient un autre rapport au temps, « non plus un temps qui domine mais un temps qui libère ». Il raconte alors comment la musique et la danse deviennent une manière de résister, de se réapproprier le temps, de « ré-exister ».
Un monde du travail ultra-cadencé
Le livre de Laurent Vidal nous invite à questionner notre rapport au temps, et il n’est pas le seul. Les sociologues ont largement documenté notre époque fascinée par la mobilité et l’instantanéité. Après le succès de son essai Accélération, une critique sociale du temps (éditions La Découverte, 2010), le sociologue allemand Hartmut Rosa publie Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020). La philosophe française Hélène L’Heuillet publie Eloge du retard (Albin Michel, 2020). On semble désespérément subjugué par cette possibilité de rompre le rythme, de ralentir, d’échapper au contrôle social accru par le numérique et les réseaux sociaux…
Mais là où l’on souffre le plus de la vitesse, c’est encore dans le monde du travail. Les organisations du XXIe siècle n’ont pas décéléré, bien au contraire. Plus encore que le changement perpétuel (réorganisations permanentes, mobilité encouragée…) c’est l’exigence de rapidité qui semble peser le plus sur les épaules des salariés. « Il y a 5 ans, on avait en moyenne un mois pour répondre à un appel d’offre, aujourd’hui, les délais se sont considérablement raccourcis, souvent on me demande de répondre dans les 3 jours », me confiait récemment une consultante. Dans certains grands groupes, la mobilité est survalorisée par les RH. « Si tu restes au même poste plus de 3 ans, c’est qu’il y a un problème… », la règle est écrite nulle part mais bien connue de tous. Plus vous êtes mobiles, plus vous apparaissez comme adaptables et flexibles (rien à voir donc avec le lentus des poètes latins…).
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