Enseignante, chercheuse, psychanalyste, titulaire de la chaire de philosophie de l’Hôtel-Dieu, entre autres, Cynthia Fleury se confronte aux mots et aux maux.
Enseignante, chercheuse, psychanalyste, titulaire de la chaire de philosophie de l’Hôtel-Dieu, entre autres, Cynthia Fleury se confronte aux mots et aux maux.
TC : Comment une enseignante-chercheuse en philosophie politique devient-elle psychanalyste ?
Cynthia Fleury : J’ai commencé une analyse alors que j’étais adolescente et sans aucune vocation à devenir analyste. L’enjeu, c’était le « roman familial », mieux comprendre les parents, les deuils, l’intime. De façon théorique, j’avais divisé les deux dans ma tête : d’un côté, le chemin universitaire avec la thèse de métaphysique, et de l’autre, le parcours plus personnel. Puis les choses ont évolué car mon parcours d’enseignante-chercheuse étudiant les outils de la régulation démocratique et ses dysfonctionnements, m’a amené à rencontrer un nouveau type d’interlocuteurs, notamment dans le cadre de la souffrance au travail. Je suis alors devenue, assez tardivement, analyste pour écouter la spécificité de cette souffrance, éminemment politique.
Sur quoi portait la verbalisation des patients ?
Sur les dysfonctionnements de l’État de droit en général, le delirium du monde économique, la déshumanisation du monde du travail. Leur pseudo «vulnérabilité» personnelle était loin derrière, leur « roman familial » quasi absent. La centralité, c’était le collègue, le patron, l’objectif inatteignable, la pression inutile, la précarité, les vexations narcissiques, et lorsqu’on s’éloignait de cela, l’absurdité du monde, les déchets, le nucléaire, le terrorisme. En fait, c’était notre État de droit dont on faisait la déconstruction sur le divan. Il y a un continuum entre la philosophie politique et la psychanalyse, au sens où, dans un État de droit, la parole du sujet est absolument constitutive du questionnement politique et institutionnel, et où, dans la séance analytique, le dire sur la névrose familiale cède (trop) le pas au dire sur la psychose collective. Je travaille une partie de la journée sur des problématiques théoriques et, le soir, j’entends des sujets confrontés aux écarts entre les principes et les pratiques démocratiques.
C’est très rare, quand même, comme positionnement.
Ce projet est d’essence socratique et foucaldienne, donc assez classique : le cœur de la cité, c’est le souci de soi. Construire ce souci de soi, ce n’est pas se replier sur soi-même mais être en capacité de faire lien avec les autres. Le souci de soi et le souci des autres sont matriciellement au même endroit.
Précisément, je voudrais vous questionner sur la question de la liberté. Nous voyons une partie de la population, dans nos sociétés, en France et en Europe, être tentée par une forme de gouvernement autoritaire. C’est comme s’il y avait un vertige insoutenable devant la liberté.
Bien sûr, il y a un vertige de la liberté, mais ce dont souffrent les personnes, c’est de la falsification des émancipations proposées. C’est ce mensonge qui tue, érode, décourage, épuise, use. Le malaise ne vient pas de la rencontre avec la liberté mais de l’impasse dans laquelle nous jettent les injonctions contradictoires. C’est cela qui est mortifère, pas la liberté. Il y a des rémanences d’oppression qui ne disent pas leur nom et dont souffrent les personnes. Contre l’hypothèse de l’excès de liberté, je crois au contraire qu’on est à l’aube de l’histoire de la liberté. En revanche, nous devons comprendre que devenir libre, c’est prendre conscience de cette capacité d’autolimiter son sujet, non dans le sens de le restreindre, mais dans celui de lui donner le sens de la frontière en vue de la coexistence avec l’autre, ainsi que la capacité de sublimer ses limites sans les outrepasser en laissant déborder un moi expansionniste. C’est là que se trouve le véritable enjeu. C’est un dur apprentissage que la confrontation avec son désir propre. Je l’observe dans ma pratique de psychanalyste, mais nous le savons tous : nous sommes embarqués dans des désirs qui ne sont pas les nôtres.
Je vois des patients qui arrivent à cinquante ans ou plus. Ils ont le sentiment d’être passés à côté de leur vie. Depuis le début, ils sont restés sur des rails, sans jamais les remettre en question. Ils ont fait preuve d’une volonté sans faille pour faire telles études, accéder à tel métier. Mais, au fond, ils n’en avaient rien à faire, ni de cette grande école, ni de ce métier, ni de cette relation, trop restreinte, avec leur père, leur mère, mais ils ont été embarqués et tout d’un coup… ils s’arrêtent, ils regardent… Ils se disent : « Mais ce n’est pas moi, ça ne m’intéresse pas. »
Je ne parle pas de ceux qui évoluent ; c’est évidemment naturel et ceux-là ont un sentiment de continuité… Non, je parle de ceux qui se sentent en errance vis-à-vis d’eux-mêmes, qui se disent : « Mais où étais-je ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne sais pas qui je suis et j’ai vécu avec des individus dont je ne sais pas qui ils sont. »
C’est très particulier, ce sentiment de méconnaissance de soi. Et cette méconnaissance, cet oubli de soi, est antinomique du souci de soi.
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