[Procès France Télécom] Quand le management martyrise les salariés

28 mai 2019 | Stress Travail et Santé, Suicide Au Travail

Étrange paradoxe que celui du salariat. Graal moderne, le contrat de travail constituerait un préalable à l’émancipation : n’est-il pas supposé garantir les moyens de subsister ? Pour beaucoup, vivre revient donc à pointer. Mais entrer dans le monde de l’entreprise représente souvent aussi un asservissement aux contraintes liées à l’obsession du rendement. En d’autres termes, une entrave à la vie.


Par Alain Deneault, Professeur au Collège international de philosophie, auteur de Gouvernance. Le management totalitaire, Lux, Montréal, 2013.


Une lecture distraite des événements pourrait faire passer ce cas d’école pour une affaire isolée. En juin dernier, il a été statué que l’entité France Télécom et son ancien président-directeur général (PDG) Didier Lombard, de même que ses seconds, MM. Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, comparaîtraient en 2019 pour harcèlement moral. Ils devront répondre des suicides de dizaines d’employés à la fin des années 2000.

À l’époque, France Télécom a changé de statut. Depuis 2004, plus de 50 % de son capital provient d’investissements privés, et tout le secteur des télécommunications est ouvert à la concurrence. L’entreprise entre alors dans une gestion de type « gouvernance », notamment en « responsabilisant » son personnel.
Moins employés que « partenaires » à même l’entreprise, les subalternes apprennent à se rendre pertinents auprès de leurs supérieurs immédiats, qui choisissent leurs équipes de travail. Ils doivent atteindre des objectifs irréalistes, développer des méthodes de vente dégradantes, se donner des formations d’appoint, rivaliser pour se caser dans de nouveaux organigrammes, acquérir de nouvelles compétences, sous peine d’être laissés sur le carreau. C’est d’ailleurs l’un des buts de la manœuvre : décourager plus de vingt mille d’entre eux, afin qu’ils quittent l’entreprise sans devoir être formellement licenciés. Un propos de M. Lombard devant les cadres de France Télécom, le 20 octobre 2006, résume son état d’esprit : « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. »
Et il y est parvenu. Dans La Société du mépris de soi, François Chevallier s’étonne de l’efficacité de cette absence d’encadrement du personnel. Les individus soumis à ce flou administratif se laissent convaincre que tout dépend d’eux, et qu’ils n’ont donc qu’à s’en prendre à eux-mêmes en cas d’échec. « Des gens “maltraités”, ou se vivant comme tels, non seulement ne se rebellent plus contre ceux qui les amoindrissent au point de les détruire, mais semblent leur donner raison en faisant d’eux-mêmes, et rapidement, ce que leurs exécuteurs cherchaient à faire d’eux par des moyens détournés : des déchets (1). »
Les méthodes de France Télécom se distinguent peu de celles auxquelles recourent aujourd’hui encore les grandes entreprises. C’est pour mieux y accoutumer la France que, en août 2018, Air France-KLM a nommé PDG le Canadien Benjamin Smith, un administrateur féroce avec son personnel. L’État, qui détient 14,3 % des actions de la société, a d’autant plus volontiers souscrit à cette décision que le parti présidentiel, La République en marche, a adopté sans réserve le vocabulaire du management, allant jusqu’à se qualifier d’« entreprise politique ».

« Petit chef déviant et toxique »

Le « sniper des RH [ressources humaines] » rencontré par deux équipes de journalistes (2) décrit notamment la méthode du « ranking forcé ». Son métier consistait à pousser systématiquement vers la porte, sur une base permanente, un certain pourcentage de son personnel jugé moins efficace. « Vous les mettez dehors et vous engagez d’autres personnes à leur place. Forcément, si vous faites du bon boulot, vous allez recruter des gens meilleurs qu’eux » : ainsi peut se résumer le mot d’ordre patronal. Mais aussi : « Il faut régulièrement faire partir les gens », « ne pas [leur] donner de deuxième chance » ; « Quand quelqu’un n’est pas bon, il va rester mauvais toute sa vie »…
Les motifs d’exclusion se révèlent rudimentaires ou carrément fictifs : l’attribution ou non de bonus pendant l’année, une vieille bourde sortie de son contexte tirée des archives, ou un amalgame de faits indépendants les uns des autres. Quand cela ne suffit pas, les menaces fusent : « Ce n’est pas la peine de lutter, parce que la société sera plus forte que toi. » Se qualifiant lui-même de « petit chef déviant et toxique », un autre ancien cadre relate que le terme « revitaliser », appliqué aux entreprises, fonctionne tout simplement comme « un code, qui veut dire virer (3)  ». Toutes ces prothèses lexicales relèvent d’une novlangue qui terrifie sourdement le personnel et insensibilise les dirigeants.
Le management de pointe et son versant politique, la « gouvernance », vont au-delà des techniques de division du travail perfectionnées naguère par Frederick Winslow Taylor (4). Elles œuvrent à la division du sujet. Clivé, fragmenté et concassé dans une série de dispositions manuelles, cognitives, morales et psychologiques qui finissent par lui échapper, celui-ci doit se laisser traverser par des impulsions de travail sans nom orchestrées par une organisation. À l’ère des barbarismes managériaux, les « architectures de solutions en intégration fonctionnelle » ainsi que la « propriété de processus » renvoient moins à la gestion d’effectifs qu’à leur digestion (to process).
Concrètement, cela revient à pulvériser la conscience du salarié pour le réduire strictement à une série d’organes, d’aptitudes, de fonctions, de rendements. Que l’idéologie impose d’emblée aux « demandeurs d’emploi » la rédaction de « lettres de motivation » afin de leur donner la « chance » de « se vendre » sur le « marché du travail » entame déjà leur intégrité. Une fois engagés dans une procédure d’embauche, les voilà soumis à une série d’expériences dont le sens et la portée leur sont étrangers. En les regroupant dans des entrevues collectives, des spécialistes analysent leur langage corporel, identifient leur type psychologique ou relèvent les manifestations de leur inconscient.
Dans de telles situations, les postulants ne savent plus ce qu’on leur trouve, ni pourquoi. Ce n’est pas à leur conscience ni à leur raison qu’on s’adresse : on étudie des dispositions à leur insu. Ils sont plongés dans des simulations, sur des thèmes étrangers au travail qui leur sera demandé. Dans une scène du film de Jean-Robert Viallet La Mise à mort du travail (5), on demande aux candidats de simuler une discussion pour savoir dans quelle ville le groupe partira en vacances. On le comprend a posteriori en assistant à la réunion de délibération des petits chefs observant cette fausse querelle de basse-cour : la méthode vise à sélectionner les médiocres, les suiveurs qui se plieront aux directives sans rechigner et qui seront même prêts à dénoncer leurs collègues pour mieux gravir les échelons. Personne ne s’entendra expliquer formellement les raisons de son embauche — ni celles de son rejet.
Une fois les salariés recrutés, il n’est pas rare qu’on les précipite dans le feu roulant du travail en les ayant à peine formés. Ils doivent trouver eux-mêmes les méthodes leur permettant de se réaliser. Non pas faire preuve de créativité, d’initiative ou de responsabilité, contrairement à ce que claironne le discours officiel, mais deviner en leur for intérieur ce que le régime attend précisément d’eux. Celui-ci ne prend plus la responsabilité de ses propres directives. Aux plus zélés de comprendre, à coups d’humiliantes séances d’évaluation et d’autocritique.
Comme on a résolu d’en faire des « partenaires » et des « associés » plutôt que des employés dont on assume la charge, il leur reviendra parfois de payer leur tenue et certains de leurs outils de travail. Le libéralisme les présente comme des individus autonomes nouant un lien d’affaires avec l’entreprise, qui devient, dans cette organisation mentale des rapports, un simple contractant.
La situation produit des effets psychiques jamais vus auparavant. On n’attend plus seulement que le personnel réprime ses impulsions dans le cadre professionnel, obéissant à l’implicite — ou explicite — commandement : « Tais-toi, je te paie. » Ce travail consistant à garder pour soi ses récriminations, ressentiments, objections et frustrations ne suffit plus pour le management moderne. Les salariés doivent désormais s’investir positivement dans leur travail. L’autorité ne se satisfait plus qu’ils se laissent enfermer dans des paramètres coercitifs : ils doivent les épouser frénétiquement et en faire authentiquement un objet de désir. Pensons à cette formation exemplaire filmée chez Domino’s Pizza par les réalisateurs du film Attention danger travail, tout en néologismes et anglicismes managériaux, où le chantage affectif fonctionne à plein régime (6). Des employés sous-payés doivent désirer farouchement être « les numéros un de la pizza » parce que, en tant que numéro un, « on se sent bien ». Voilà le franchisé invitant ces prolétaires à « se défoncer comme des dingues » pour la cause, tout en insistant sur le fait que les représentants de la société doivent être résolument interchangeables dans leurs méthodes et leur apparence, qu’ils évoluent à Austin, Paris ou Bielefeld. Marie-Claude Élie-Morin a évoqué dans La Dictature du bonheur le meurtre d’une employée de l’entreprise d’habillement canadienne Lululemon par une de ses collègues, qui avait tellement dû se conformer aux formations et aux discours New Age de la société sur la formation personnelle et les techniques de bien-être qu’elle en est devenue folle (7).
On ne sait même plus ce que l’on fait ! Des pharmacologues se tuent à développer des médicaments destinés à des malades imaginaires au fort pouvoir d’achat. Des commerciaux vendent à crédit un mobilier dont n’a pas besoin une vieille dame qui n’a plus toute sa tête. Des pigistes isolés dans leur salon s’affairent à traduire les blocs d’un texte qu’ils ne pourront jamais lire en entier. Dans un magasin, des cadres doivent pratiquer le harcèlement moral pour dégoûter de leur travail des caissières jugées en surnombre par les dirigeants. Des ingénieurs cherchent à programmer la panne que subira un appareil pour motiver son remplacement. La surveillance de l’activité professionnelle par des moyens informatiques, qui gagne maintenant autant des établissements de santé que des petits cafés de quartier, atomise la moindre opération en une variable susceptible d’être étudiée. Les intéressés sont eux-mêmes pris de court ; en témoigne le récit poignant d’un cadre de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) que donne à entendre le documentaire de Jacques Cotta et Pascal Martin Dans le secret du burn-out (8). Cet homme avait été embauché comme cadre par la société d’État, c’est-à-dire jugé capable de mettre ses aptitudes au service du bien commun. En définitive, il a surtout été chargé de comprimer les ressources, de fusionner les services et de dégager du rendement, exactement comme dans le privé, devenant à sa grande consternation le mal-aimé de la société. La poésie managériale a même forgé une expression pour désigner la capacité des employés à composer avec l’absurdité des situations dans lesquelles ils sont plongés : « se montrer tolérant à l’ambiguïté ».
Des premiers travaux du sociologue Luc Boltanski sur les cadres dans les années 1970 aux documentaires cités ici, en passant par Bureaucratie, de David Graeber (9), on comprend que l’absence de directives claires, ou l’établissement de règles absurdes et contradictoires, permet aux patrons de ne pas assumer ce qu’ils exigent. Graeber cite le cas d’un grand restaurant. Quoique ignorant de ce qui s’est réellement produit un soir de ratage, le patron descend pour enguirlander le premier venu, le chef d’équipe ou la simple recrue, puis remonte dans ses bureaux. C’est entre subalternes qu’est ensuite élucidée la raison pour laquelle il y a eu faute, à la manière de joueurs d’échecs au terme d’une partie. Il ne reste plus aux dirigeants qu’à isoler le rendement des meilleurs et à les ériger au rang d’exemples pour tous les autres afin de contraindre chacun à « performer ».
Le milieu professionnel et le droit du travail constituent une gigantesque situation d’exception dans l’ordre de la souveraineté politique. La majorité des droits constitutionnels s’y estompent au profit d’un droit d’un nouvel ordre, celui du travail et du commerce. En vertu des notions de subordination et d’insubordination, la liberté d’expression se retrouve considérablement limitée, et celle d’association réduite aux lois sur la syndicalisation. L’initiative réelle est proscrite, et le pouvoir de chantage presque absolu (10). Dans ce huis clos, pouvoir politique et droit d’informer sont quasi absents.
Le cas de la vague de suicides chez France Télécom a eu pour particularité d’être plus spectaculaire et dramatique que d’autres. Cela a permis à l’institution judiciaire, dont les concepts sont grossiers en la matière, de qualifier (partiellement) les faits. Mais qu’en est-il des vies détruites à petit feu par nombre de pratiques identiques ?

Via le site du Monde Diplomatique
(1) François Chevallier, La Société du mépris de soi. De L’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom, Gallimard, Paris, 2010.
(2) Leila Djitli et Clémence Gross, « Didier Bille, le sniper des RH », « Les pieds sur terre », France Culture, 11 avril 2018 ; Virginie Vilar et Laura Aguirre de Carcer, « “L’exécuteur”. Confessions d’un DRH », « Envoyé spécial », France 2, 8 mars 2018.
(3) Lucia Sanchez et Emmanuel Geoffroy, « Petits chefs : les repentis », « Les pieds sur terre », France Culture, 18 janvier 2018.
(4) Frederick Winslow Taylor, La Direction scientifique des entreprises, Dunod, Paris, 1957 (1re éd. : 1911).
(5) Jean-Robert Viallet, La Mise à mort du travail. 2. L’Aliénation, Yami 2 Productions, France, 2009.
(6) Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe, Attention danger travail, CP Productions, France, 2003.
(7) Marie-Claude Élie-Morin, La Dictature du bonheur, VLB Éditeur, Montréal, 2015.
(8) Jacques Cotta et Pascal Martin, Dans le secret du burn-out, France 2, 2016, 52 min.
(9) Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1982 ; David Graeber, Bureaucratie. L’utopie des règles, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.
(10) Lire Danièle Linhart, « Imaginer un salariat sans subordination », Le Monde diplomatique, juillet 2017.

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