D’où vient la souffrance des salariés du XXIe siècle?

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La modernisation managériale se prétend en rupture radicale avec la logique taylorienne. Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS et membre du laboratoire GTM-CRESPPA revient sur les ruptures et continuités entre management moderne et logique taylorienne.

Cet article a été publié dans le numéro 14 (été 2017) de la revue à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac « Les Possibles ». Le dossier de ce numéro porte sur le travail. Vous pouvez retrouver l’intégralité de ce dossier sur le site d’Attac.
La modernisation managériale se prétend en rupture radicale avec la logique taylorienne. Elle prétend faire place à l’autonomie, la liberté d’initiative, la responsabilité, des salariés et promouvoir des modes de mises au travail en phase avec l’évolution de la société. Celle-ci est de plus en plus individualisée et les politiques à l’œuvre dans les entreprises affichent l’importance accordée désormais aux qualités personnelles de chaque salarié : son adaptabilité, sa créativité, son goût du risque…
Mais à y regarder de plus près, certains fondements du taylorisme restent omniprésents, bien que masqués derrière les formes hyper modernes de personnalisation, psychologisation de la mise au travail. Malgré « l’humanisation » revendiquée, la subordination impose toujours sa loi selon les bonnes vieilles recettes tayloriennes. Pour parvenir à gérer ces contradictions, les directions s’emploient à renouveler en permanence les moyens d’arracher le consentement de leurs salariés.

Taylorisme : clairvoyance et mauvaise foi

Rendre la subordination possible et effective, tel avait été, en son temps, l’objectif du consultant Taylor (1911) qui avait inventé l’organisation rationnelle du travail. Il voulait fournir aux employeurs la possibilité de faire travailler les ouvriers qu’ils payaient selon les méthodes de travail les plus productives, les plus profitables possibles. Jusqu’alors, les ouvriers de métiers embauchés directement par leur patron recrutaient eux-mêmes leurs compagnons et organisaient leur travail. Taylor avait alors fait le constat qu’une telle logique conduisait nécessairement à la « flânerie systématique », ce qu’il faut entendre comme une allure de travail destinée à se préserver, s’économiser sur le plan de la santé, mais aussi à ne pas en faire trop, compte tenu des tarifs payés.
La volonté de promouvoir une organisation du travail susceptible de fonctionner indépendamment des états d’âme, de la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers, mais selon les seuls critères d’efficacité et rentabilité voulus par l’employeur est donc le véritable moteur du taylorisme.
Le présupposé fondamental de la démarche que Taylor (1909) initie est que tout savoir est du pouvoir. Il faut donc transférer le savoir des ateliers (où les ouvriers le détiennent, le mettent en œuvre et le perfectionnent) vers les bureaux où des ingénieurs formés dans les meilleures écoles le mettront à profit pour définir une organisation du travail qui fait voler en éclat les métiers et les transforme en une série de tâches élémentaires, assorties de prescriptions. Le principe à la base de cette organisation taylorienne correspond donc à un dépouillement des ouvriers de leurs savoirs, connaissances, expérience pour les soumettre à des modes opératoires et des délais alloués, décidés en dehors d’eux et selon les seuls objectifs de profitabilité. Les ouvriers seront désormais des exécutants strictement soumis aux méthodes de travail mises au point par les bureaux des temps et méthodes. La subordination est ainsi instituée. La domination de l’employeur qui paye est assurée, elle s’inscrit désormais dans la définition même des tâches, elle est incorporée dans l’organisation du travail.
L’organisation du travail, ainsi « rationalisée » et validée par la « science » (mise en œuvre par les ingénieurs) peut (alors qu’elle résulte d’une offensive violente contre les ouvriers) être alors présentée comme le résultat d’un processus progressiste, tant au niveau technique que social et politique. C’est le tour de force que réussit Taylor (suivi par ceux qui feront la promotion de l’organisation scientifique du travail). Il parvient à imposer l’idée de ce nouveau modèle qui opère une démocratisation du travail ouvrier, en le mettant à la portée de tous (puisqu’il n’est plus nécessaire de détenir un métier ou des savoirs particuliers), sert les intérêts supérieurs de la nation américaine (en permettant des gains de productivité spectaculaires qui renforcent le marché économique), et ceux des ouvriers dont les salaires augmenteront en proportion des gains de productivité. Bref, celui qui a inventé et diffusé un modèle d’organisation qui dépossède les ouvriers de la ressource que constituent leurs savoirs, leur métier et leur expérience, qui les rend totalement dépendants, parvient à présenter ce modèle comme fair, c’est-à-dire juste, équitable et honnête, en somme, bénéfique pour tous.
C’est dans cette perspective que se situe également Henry Ford qui concrétisera de façon encore plus spectaculaire la subordination des ouvriers en introduisant des chaînes de montage qui renforcent la parcellisation taylorienne des tâches de la domination supplémentaire, en assurant un rythme mécanique impulsé. Lui aussi avait compris l’importance de l’idéologie et donc de la communication. Il avait racheté un journal le Dearborne Independant, pour le consacrer à la diffusion de ses idées sur l’organisation de l’entreprise et du travail qu’il mettait en place. Avec un réel succès, au point qu’il faillit avoir le prix Nobel de la Paix avant la Deuxième Guerre mondiale.
Ces aspects contribuent à expliquer le succès historique et planétaire que ce mode d’organisation du travail a pu connaître. En dépossédant les ouvriers de leurs métiers et de tous moyens leur permettant d’influer sur leur travail, il a permis des gains de productivité spectaculaires ; il est de plus parvenu à masquer cette violence par une idéologie qui le présentait comme juste et profitable à tous.
De fait, il trouvait une solution au problème majeur du patronat, à savoir l’obsession qui l’habite de contrôler la main-d’œuvre qu’il recrute et emploie pour obtenir le maximum de rentabilisation. C’est fondamentalement la défiance à l’égard des ouvriers, la peur de ne pas parvenir à asseoir sur eux leur autorité qui pousse les employeurs à modeler les organisations du travail dans un sens qui ne laisse guère de marges de manœuvre à ces ouvriers.
Ce modèle a été remis en question socialement à la fin des années 1960 dans plusieurs pays du monde occidental et plus particulièrement en France où il y eut, en mai 68, trois semaines de grève générale avec occupation d’entreprises (Vigna, 2007). Il a été également fragilisé par la mondialisation et globalisation, l’exacerbation de la concurrence, la diffusion des nouvelles technologies de l’information et la communication et de la montée en puissance du secteur tertiaire, qui entraînent des situations de travail plus difficilement programmables. D’où la nécessité d’inventer un autre modèle techniquement plus en phase avec l’évolution et socialement plus légitime.
Si la planification stricte des gestes et méthodes de travail est remise en question, si les méthodes tayloriennes et fordiennes de domination qui ont fait leurs preuves ne peuvent plus constituer un modèle, comment garantir l’effectivité et l’acceptabilité de la subordination ?

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