Dans un arrêt où une salariée est victime d’un harcèlement moral, la Cour d’appel de Douai mobilise le principe d’adaptation du travail à l’homme, un des neufs principes généraux de prévention. Serait-ce l’amorce de l’évolution de jurisprudence annoncée sur l’obligation de sécurité ?
Par Hervé Lanouzière*, membre de l’Igas, ancien directeur de l’Anact.
L’arrêt de la Cour d’appel de Douai du 30 novembre 2018 faisant suite à l’action d’une salariée contestant son licenciement pour inaptitude médicale et invoquant sa nullité pour des faits de harcèlement moral est intéressant à plusieurs titres mais nous nous focaliserons ici sur les manquements à l’obligation de sécurité constatés par la Cour et plus particulièrement la violation du principe d’adaptation du travail à l’homme énoncé au 4° de l’article L. 4121-2 du Code du travail. Cet arrêt est en effet l’occasion de prendre la mesure de la portée de ce principe fondamental.
Les faits et la décision
Mme C. est assistante des ressources humaines dans une entreprise de nettoyage de locaux professionnels appartenant à un groupe de 4 000 salariés. À partir de septembre 2011, elle se voit confier le poste de chargé de clientèle de l’agence lilloise. Arrêtée pour maladie en février 2014, le médecin du travail la déclare inapte à son poste lors de la visite de reprise en septembre 2014 mais préconise « un poste identique dans un environnement différent ». Elle est alors licenciée pour inaptitude.
Le conseil de prud’hommes ayant validé le licenciement, Mme C. demande sa nullité en appel sur le fondement de l’article L. 1152-4 du Code du travail, pour manquement par l’employeur à son devoir de prévention du harcèlement moral. Ce harcèlement résulte selon elle de conditions de travail sous pression, d’une surcharge de travail l’ayant obligée à accomplir des heures supplémentaires non rémunérées, d’une notation dévalorisante et d’un avertissement injustifié, le tout ayant eu des conséquences sur son état de santé.
L’employeur réfute chacun de ces griefs tout en précisant que Mme C. a été avertie dès sa prise de fonctions de la difficulté de son poste, notamment quant à la charge de travail, et que d’autres chargés de clientèle exerçant les mêmes fonctions dans les mêmes conditions n’ont fait état d’aucune surcharge ou d’un travail sous pression. Il en conclut que l’état de santé et l’épuisement de la salariée ne sont pas liés à ses conditions de travail.
La cour d’appel indique en premier lieu que le harcèlement moral et le manquement à l’obligation de sécurité peuvent résulter des méthodes de gestion de l’employeur ou d’un supérieur hiérarchique. Elle rappelle ensuite que, conformément à la jurisprudence Air France, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser, ne méconnaît pas l’obligation légale de sécurité à sa charge.
En l’espèce, la cour relève qu’en tant que chargée de clientèle de l’agence lilloise, Mme C., était chargée du suivi du nettoyage de 75 agences bancaires, impliquant les relations avec les clients, la gestion de production et administrative ainsi que le management. Une de ses collègues ayant été arrêtée pour une grossesse à risque en juin 2012, Mme C. s’est alors vue confier la charge de 65 agences supplémentaires. L’employeur prétend que la hausse réelle du nombre d’agences n’aurait été que de 29 mais reconnaît bien, ce faisant, que ce remplacement a nécessairement entraîné une charge supplémentaire pour Mme C.
Les éléments versés aux débats confirment que la salariée, devant gérer deux portefeuilles, était effectivement surchargée de travail. Elle effectuait ainsi des journées de presque 12 heures sans aide des directeurs, devait passer sur les sites d’intervention tard le soir, travaillait tous les samedis matins sans être rémunérée et adressait de nombreux courriels en dehors de ses plages de travail. Des témoignages révèlent que le responsable d’agence a été alerté à plusieurs reprises sur l’état de fatigue physique et morale de Mme C. sans réaction de sa part. Des pièces médicales attestent par ailleurs l’altération de la santé de Mme C. entraînant des arrêts de travail pour burn-out puis rechute de burn-out.
Au total, la cour estime que non seulement l’entreprise ne justifie pas avoir mis en œuvre les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et notamment celles permettant d’adapter le travail à l’homme en particulier en ce qui concerne les méthodes de travail et de production, mais qu’elle n’a pris aucune mesure immédiate propre à faire cesser les faits susceptibles de porter atteinte à la santé de la salariée, alors qu’elle était informée de leur existence. En résumé, ni proactive, ni réactive, l’entreprise ne coche aucune des cases qui lui auraient permis de voir sa responsabilité écartée par application de la jurisprudence Air France. L’arrêt retient que Mme C. a été victime d’un harcèlement moral et infirme le premier jugement.
Le principe d’adaptation en matière de santé au travail
Il existe en fait deux sens et deux usages de la notion d’adaptation au sein des principes généraux de prévention (PGP) qui ouvrent la partie IV du Code du travail, les deux étant d’égale importance et très largement sous-estimés dans leur portée.
L’adaptation au sens d’une réponse appropriée
Le premier sens du mot adaptation, auquel la cour d’appel se réfère, est celui du 4° de l’article L. 4121-2, aux termes duquel l’employeur doit « adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé. »
Le mot adaptation est utilisé ici dans le sens d’approprier. Il signifie, à titre d’illustration, que ce n’est pas le travailleur qui doit s’accroupir pour ébavurer une pièce au sol, et ce faisant adopter des postures pénibles l’exposant à un risque d’accident ou de pathologie dorsolombaire, mais la pièce qui doit être déposée sur un support approprié, à hauteur d’homme, le cas échéant orientable, de manière à ce que le travail puisse être réalisé dans les meilleures conditions de santé et de sécurité et probablement, au passage, de qualité et de productivité. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini, celui-ci se bornant au demeurant à traiter de manière simplifiée la question de l’aménagement du poste mais ne s’intéressant pas à la manière dont l’opération de meulage elle-même pourrait, par application des autres principes de prévention, être tout simplement évitée, en travaillant par exemple à la conception d’un moule évitant l’apparition de bavures. Adapter le travail à l’homme consiste donc, dans cette acception, à penser son travail et l’ajuster à ses besoins pour en faciliter la réalisation, voire en améliorer le résultat.
Adapter le travail à l’homme participe aussi à la prévention des discriminations car l’application du principe suppose de ne pas renoncer à la prise en compte des facteurs individuels que sont l’âge, la formation, les expositions passées, la taille, le sexe, l’état de santé, etc. sans pour autant en faire des critères de sélection. Il ne s’agit pas de concevoir un poste standard pour un salarié moyen qui n’existe pas et a toutes les chances d’être un poste inadapté c’est-à-dire inapproprié, mais un poste adaptable, pour ne pas dire réglable ou accessible, indépendamment des caractéristiques individuelles de celle ou celui qui l’occupe. Autrement dit, les facteurs individuels ne doivent pas être discriminants mais constituer des causes de variabilité à prendre en compte pour pouvoir aménager et donc adapter les différents paramètres du poste ou de la fonction. L’aptitude du travailleur laisse place à l’aptitude de l’organisation de travail à accueillir toutes les populations au travail.
Les freins à l’application du principe
Mais l’adaptation du travail à l’homme, pourtant aux fondements de l’ergonomie, se heurte à de nombreux freins. Les raisons en sont multiples et profondes. Introduit tardivement dans le Code du travail, le principe percute en premier lieu des décennies d’obligations légales portant une philosophie contraire. En conditionnant en effet la capacité de travailler à la délivrance préalable d’un avis explicite d’aptitude médicale, l’idée s’est imposée que c’est le salarié qui doit être doté d’une santé lui permettant de s’adapter au travail pour lequel il est recruté. D’ailleurs, la victime d’un accident du travail et le travailleur handicapé bénéficient d’un droit à la réadaptation (C. trav., art. L. 5213-3 et L. 1226-7), qui précède l’obligation de l’employeur de proposer au salarié, en cas d’inaptitude, un autre emploi approprié à ses capacités, au besoin via des aménagements, adaptations ou transformations de postes. C’est dire que les réminiscences darwiniennes de la notion d’aptitude, en tant que survivance des plus aptes, irriguent encore fortement les esprits et les pratiques, de sorte que c’est la capacité naturelle d’une personne – on parlerait aujourd’hui de résistance et de résilience – qui conduit à la choisir et l’affecter à tel poste. L’illustration en est donnée dans l’arrêt examiné par la défense de l’employeur lorsqu’il mentionne que « d’autres chargés de clientèle exercent les mêmes fonctions que Mme C. dans les mêmes conditions et ne font état d’aucune surcharge ou d’un travail sous pression ». Et de conclure que « l’état de santé de Mme C. et son épuisement ne sont pas liés à ses conditions de travail ». Ce biais bien connu des épidémiologistes, « l’effet travailleur sain », conduit parfois à constater que l’état de santé des salariés de certains secteurs d’activité réputés pénibles est paradoxalement meilleur que celui de la population générale ! C’est tout simplement que pour être employables dans ces secteurs, les personnes doivent présenter un bon état de santé, le processus de sélection se poursuivant après l’embauche puisque ceux qui ne supportent plus les conditions de travail sont contraints à quitter prématurément leur emploi (d’autres encore, en référence aux pratiques de la maintenance nucléaire, parlent de « gestion de l’emploi par la dose », pour dénoncer les pratiques consistant à employer des salariés jusqu’à la limite de leurs capacités à rompre leur contrat de travail lorsqu’ils ont atteint leur limite).
Cette acception de l’adaptation, qui fait peser sur le salarié la responsabilité de se mettre au diapason des conditions du travail, outre qu’elle est datée dans une logique de société inclusive, entre clairement en contradiction avec le principe d’adaptation du travail à l’homme, contradiction mise en lumière par la formulation de l’avis d’inaptitude du médecin du travail de Mme C. : la salariée est déclarée inapte, mais en réalité apte pour « un poste identique » mais dans « un environnement différent » ! Ce dont on déduit que c’est le travail qui est inapte, traduisons inadapté.
Deuxième frein puissant à sa généralisation, le principe d’adaptation du travail à l’homme interroge souvent l’organisation du travail et les méthodes de management proprement dites, domaines réservés de l’employeur, alors que le discours managérial des trois dernières décennies a fortement mis l’accent sur les qualités personnelles des salariés, particulièrement des cadres. Employabilité, flexibilité, aptitude à s’adapter sans cesse à de nouvelles fonctions, capacité à s’auto-organiser, à innover, à faire preuve de créativité, à être autonome pour atteindre des objectifs, ont été valorisées et ont entretenu l’idée d’une aptitude, professionnelle cette fois, et d’une adaptabilité incombant au salarié.
En tout état de cause, la Cour d’appel de Douai rappelle que, malgré un vocabulaire largement emprunté à l’univers industriel (postes de travail, équipements de travail, travail monotone, travail cadencé), l’obligation d’adaptation du travail au sens de travail approprié énoncée au 4° de l’article L. 4121-2 revêt un caractère universel et s’applique de la même manière aux activités de service, lesquelles ne sont pas exemptes de risques professionnels, en particulier de risques psychosociaux (RPS). L’existence de facteurs psychosociaux de risque est désormais parfaitement documentée (cf rapport du Collège d’expertise Inserm, dit Gollac, « Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser, 2011. Six axes ont été identifiés: l’intensité du travail et le temps de travail, les exigences émotionnelles, le manque d’autonomie, la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail, la souffrance éthique, l’insécurité de la situation de travail) et l’organisation du travail, comme le management, sont au cœur des méthodes de travail pouvant les générer. Il appartient donc à l’employeur de les évaluer et de mettre en place, au vu du résultat de cette évaluation, conformément au 3° de l’article L. 4121-1, « une organisation et des moyens adaptés ». La durée, l’organisation du temps de travail, sa cadence, son intensité, historiquement à l’origine des premières lois de protection des travailleurs, sont dès lors identifiées par la cour comme révélatrices des méthodes de travail et du cadre organisationnel inappropriés dans lesquels Mme C. a été placée.
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