Les « open spaces » et les espaces de « co-working » sont des espaces de travail partagés, regroupant plusieurs catégories de salariés – cadres, ingénieurs, informaticiens, etc. – dans une même salle. Ils sont aujourd’hui investis par de nombreuses entreprises, telles que Google ou Orange pour les plus connues. Mais pourquoi le « management moderne » investit-il ces nouveaux espaces ?
C’est la question à laquelle Danièle Linhart tente de répondre en s’intéressant d’abord aux premières organisations du travail proposées par la période taylorienne et fordienne (fin du XIXème et début du XXème siècle). Elle montre ensuite que ce nouveau management met en avant la dimension du « bien-être corporel » pour organiser la disposition des salariés dans l’espace de travail comme il l’entend.
En effet, les enquêtes montrent que « les salariés heureux et satisfaits sont plus efficaces » et sont plus enclins à répondre aux demandes de leur hiérarchie. Par la profonde analyse
Tous les salariés sont-ils concernés ?
L’industriel américain Frederick Taylor considérait les ouvriers comme de simples corps gérés par l’organisation du travail. Les ouvriers effectuaient des gestes simples et rapides, de manière répétitive. Cette logique d’organisation permettait d’assurer une forte productivité pour l’entreprise.
Henry Ford quant à lui, soumettait les ouvriers au rythme de la chaîne de montage dans de grands ateliers, mettant en lumière l’importance de la dimension spatiale dans l’organisation du travail. Afin d’assurer une certaine productivité, il vérifiait que ses ouvriers pouvaient mener une vie compatible avec les efforts qui leur étaient demandés dans les ateliers. Cette vérification impliquait, pour les inspecteurs mis en place par Ford, le droit de s’immiscer dans les domiciles privés des ouvriers.
Un rapport de force s’établit ainsi entre l’employeur et le salarié. Cette forme de management vise à imposer au salarié les méthodes et le rythme de travail que l’entreprise a choisi pour satisfaire ses objectifs de productivité et d’efficacité : dégager des profits et satisfaire les actionnaires. Ce rapport social s’effectue au détriment de l’autonomie du salarié qui doit renoncer à sa propre opinion sur la manière dont il peut travailler, c’est-à-dire sur les conditions de travail et leur organisation.
Cependant, aujourd’hui « les formes de domination » entre salariés et employeurs doivent être repensées en lien avec le contexte historique : remise en cause du taylorisme en 1968 et large augmentation du nombre de cadres. Les cadres, définis comme des salariés aux compétences élevées, ayant des responsabilités d’encadrement, ne sont plus considérés comme le relais de la direction. Ils représentaient, au temps du taylorisme, le « salariat de confiance ». Les cadres sont aujourd’hui traités comme les autres catégories de salariés.
Mais comment la direction de l’entreprise s’assure-t-elle qu’ils mobilisent leurs compétences et leur engagement dans le travail ? Pour savoir si les cadres se conforment bien aux instructions de l’employeur, autrement dit pour contrôler leur travail, de nouvelles pratiques sont mises en place : on peut évoquer les « reportings », qui permettent aux cadres de montrer l’avancement de leurs travaux, mais aussi les espaces de « co-working » et les « open spaces ».
L’open space : un espace de compétition ?
Aujourd’hui encore, l’attention envers le corps des salariés perdure par de nouvelles pratiques managériales, notamment autour du « bien-être ». En effet, les open spaces, constituant de grands espaces de travail, permettent une certaine « réorganisation spatiale » – les bureaux sont les uns à côté des autres – légitimée par les arguments suivants : le décloisonnement de l’espace permettrait de favoriser la communication et les échanges entre les individus.
Or, le fait de bénéficier d’un bureau à soi – un espace individuel – marquait le privilège d’un statut valorisé. Cette organisation spatiale dans les open spaces montre donc que les cadres sont désormais considérés comme des salariés comme les autres. Le statut valorisant disparaît alors. Ils sont soumis aux mêmes modes de surveillance que les salariés exécutants. Danièle Linhart évoque une « banalisation de leur rôle dans l’entreprise ».
Cette organisation de travail impose néanmoins un certain type de comportements aux salariés, appelés par l’autrice un « mode de présence au travail ». En effet, au sein de ces espaces, les salariés sont exposés à la surveillance des uns et des autres et à celle de la direction de manière extrêmement visible.
Lorsque l’open space est « dynamique », c’est-à-dire qu’aucune place n’est assignée à l’avance, apparaît une véritable concurrence entre les salariés. L’enjeu est d’arriver très tôt sur place pour obtenir le poste de travail le plus agréable. Les salariés peuvent alors avoir le sentiment qu’ils n’ont pas leur place au sein de l’entreprise. L’autrice parle de « précarité spatiale » pour montrer la perte de maîtrise de leur espace de travail.
Par conséquent, cette situation empêche le développement d’une « identité commune » – d’une conscience collective par les conditions similaires de travail – entre les salariés, rendant impossible pour eux le fait d’imposer leurs opinions et aspirations sur l’organisation du travail. Il faut se rappeler de la révolte de mai 1968, en partie permise par cette identité commune, restant un traumatisme pour le patronat. D’où l’intérêt pour la direction d’empêcher l’union des salariés, notamment par la mise en place d’une concurrence sur le lieu de travail.
Ces pratiques managériales développées dans les années 1980 et dont fait partie la réorganisation spatiale effectuée dans les open spaces, visent aussi à faire accepter aux salariés les « défis » imposés par la direction. L’autrice prend l’exemple d’un chef d’entreprise qui décide de faire participer ses salariés cadres à un stage de survie. L’objectif est de pousser les participants à se surpasser physiquement, à « dominer leur corps » pour le rendre adaptable au nom de la direction de l’entreprise. C’est leur engagement corporel et psychologique envers l’entreprise qui est mis à l’épreuve. Ainsi, le salarié est plus enclin à s’adapter physiquement et mentalement à des formes d’organisation telles que les open spaces et les espaces de co-working.
D’après Danièle Linhart, il s’agit d’un « formatage corporel ». En effet, elle constate que le corps des salariés est « le lieu d’ancrage » des exigences de l’employeur. Ceci rejoint le concept de « transaction narcissique » employé par Vincent de Gaulejac (2005). Cette transaction développée par le management, vise à proposer aux salariés de relever des « défis » inscrits dans des objectifs très exigeants. Le terme « narcissique » relève du fait que ces défis leur permettent de montrer et de valoriser des qualités profondes et « enfouies », qui pourraient servir les objectifs de la direction.
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