« Le nez dans le micro ». Répercussions du travail sous commande vocale dans les entrepôts de la grande distribution alimentaire

07 octobre 2017 | Stress Travail et Santé

Dans les entrepôts de la grande distribution alimentaire, l’introduction d’un nouvel outil de travail, le guidage par commande vocale, a considérablement modifié le travail des préparateurs de commande.

Auparavant caractérisée par l’absence d’enchaînement et la possibilité de prendre de l’avance, l’activité de préparation a évolué vers une temporalité restrictive comparable à celle d’un ouvrier sur chaîne. Sous guidage vocal, « le nez dans le micro », le savoir-faire des préparateurs est réduit à un engagement physique. L’usage du corps constitue alors une ressource en tant mode d’appropriation du sens au travail, mais également un rempart lorsque des pathologies font apparaître les limites de l’intensification.
La grande distribution est un secteur où l’on court après le temps. À chaque étape de la chaîne logistique, du fournisseur jusqu’au supermarché, on cherche sans cesse à accroître la tension des flux. La préoccupation de fluidifier la production n’est pas nouvelle, mais, comme le souligne Jean-Pierre Durand, « elle atteint aujourd’hui un nouveau degré à travers le flux tendu : les segments séquentiels de la production disparaissent au bénéfice d’un mouvement continu […], en grande partie grâce aux technologies de l’information qui permettent des régulations complexes » (Durand, 2004).
Alors que la logistique ancienne était gouvernée par la distribution des flux physiques, les flux informationnels sont aujourd’hui prioritaires et ont valeur de force motrice (Raffenne, 2007). Désormais, les commandes s’effectuent automatiquement, sans qu’aucun ordre d’achat ne soit transmis. Le terme même de commande est devenu caduc puisque ce n’est plus le magasin client qui exprime un besoin, mais le système informatique qui enregistre un manque. A l’instant même où l’achat du particulier est validé par le scanner de la caissière, un signal informatique est envoyé vers un serveur qui regroupe l’ensemble des produits sortants. Les produits sortants deviennent des produits manquants et la base de données qu’ils constituent détermine la façon dont les entrepôts vont approvisionner les magasins.
Mais il ne faut pas perdre de vue le fait qu’une intensification des flux se traduit concrètement par une accélération de la vitesse de circulation des produits. Et si les flux informationnels sont aujourd’hui entièrement gérés par des machines, les flux physiques, c’est-à-dire les colis, continuent d’être transportés par l’humain, à la force des bras. C’est à partir de ce constat que nous souhaitons expliquer en quoi l’accélération des flux se répercute en termes d’accélération du travail.
Tout au long de la chaîne logistique, que ce soit pour les caissières (Alonzo, 1998 ; Prunier-Poulmaire, 2000 ; Bernard, 2005) ou pour les chauffeurs (Lefebvre, 1996 ; Hamelin, 1997 ; Audouin-Desfontaines, 2002 ; Rodrigues, 2010), l’intensification du travail passe par l’introduction de nouveaux outils de transmission de l’information. L’information circule de plus en plus vite et l’humain doit s’efforcer de suivre le rythme imposé. Les caisses automatiques pour les caissières, tout comme l’ordinateur de bord pour les chauffeurs, instaurent une temporalité (1) plus restrictive.
Si les métiers que nous venons d’évoquer ont une certaine visibilité dans l’espace public, ce n’est pas le cas de ceux qui les précèdent en amont de la chaîne logistique et qui font l’objet de la recherche ici présentée. Le travail des préparateurs de commande dans les entrepôts ou plates-formes logistiques (2) est tout particulièrement méconnu et n’a fait à notre connaissance l’objet d’aucune enquête sociologique détaillée. Nous allons pourtant constater qu’il se produit dans ces lieux de travail ce que l’on peut considérer comme un archétype du travail en flux tendu et que les phénomènes que l’on y observe pourraient de ce fait préfigurer d’évolutions à venir dans de nombreux secteurs, aussi bien dans le secondaire que dans le tertiaire.
Très concrètement, le travail d’un préparateur de commande consiste à recevoir la commande d’un magasin, à la préparer sur un support palette puis à la déposer sur un quai. La commande peut se présenter sous la forme d’un support papier ou numérique qui regroupe chaque produit demandé par le magasin ainsi que la quantité désirée. Une fois qu’il a pris connaissance de la commande, le préparateur parcourt l’entrepôt sur un chariot électrique, un transpalette (3), et dépose sur la palette chaque colis dans la quantité indiquée. Selon l’organisation logistique propre à chaque plate-forme, les préparateurs utilisent différents supports de commandes : des listings sur support papier, des terminaux numériques ou un système de guidage vocal. Depuis le début des années 2000, l’implantation du système de guidage vocal s’étend dans les plates-formes logistiques. Dans le secteur de la grande distribution, cette méthode représenterait actuellement 70 % des modes de préparation (4).
Sous commande vocale, le préparateur de commande dialogue directement avec l’unité informatique centrale par l’intermédiaire d’un logiciel de reconnaissance vocale. Il suit pas à pas les informations qui lui sont transmises par une voix numérique, grâce à un casque relié au boîtier électronique attaché à sa ceinture. Il valide chaque prise de colis en prononçant, dans le micro du casque, les chiffres correspondants aux quantités. Comme pour les métiers précédemment cités, les modifications introduites dans le travail du préparateur de commande s’appuient donc sur l’introduction d’un nouvel outil de travail. Alors que les secteurs de préparation étaient traditionnellement « caractérisés par l’absence d’enchaînement et la possibilité de prendre de l’avance » (Rot, 2000), la commande vocale tend à réduire les formes d’appropriation temporelles en instaurant des contraintes proches de celles imposées à un ouvrier sur chaîne.
C’est en partant de l’étude de ce nouvel outil que nous souhaitons rendre compte de la façon dont l’urgence du juste à temps se répercute sur le travail d’exécution. Nous rejoignons ici les préceptes de Georges Friedmann pour lequel « la technologie a pour objet d’étudier, dans une même démarche, l’instrument et la manière de s’en servir. Elle est donc, ou devrait être, envisagée dans la plénitude de sa vocation, une science sociale » (Friedmann, 1970). Après avoir observé les répercussions de la commande vocale sur l’activité de préparation, nous analyserons les modalités de sa prise en charge par les préparateurs de commande.

PLAN :

  • Un travail qui s’accélère, s’individualise et s’intensifie
    • Restriction temporelle et individualisation du travail
    • Le temps des savoir-faire
  • Le corps comme ressource et comme rempart
    • Réappropriation du travail par le rythme
    • Une santé qui résiste
  • Conclusion

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1 Nous entendons par temporalité au travail, la gestion du temps, choisie et/ou contrainte, individuelle et/ou collective, qui accompagne l’accomplissement de la tâche. Ce concept comprend donc la durée de chacune des tâches, le rythme auquel elles s’enchaînent, la possibilité de décaler le moment de l’exécution, en le reportant ou en l’anticipant, ainsi que la possibilité de s’accorder du temps libre. Pour une vision élargie de l’usage de cette notion en sociologie du travail, voir Thoemmes (2008).
2 Le rôle d’une plate-forme logistique est de réceptionner les produits achetés au fournisseur, de les stocker en entrepôt puis de les livrer sous forme de commandes aux magasins clients. Elle constitue donc un intermédiaire entre un fournisseur, en amont, et un magasin client en aval.
3 Dans la très grande majorité des entrepôts, les véhicules utilisés sont des chariots transpalettes électriques à conducteur porté.
4 Source : Enquête PERIFEM/INRS, La préparation de commande dans les plates-formes logistiques de la grande distribution française, 2007.
5 Des codes détrompeurs sont installés au-dessus de chaque type de produit afin de s’assurer que le préparateur est au bon emplacement. Si le code prononcé dans le micro ne correspond pas au produit demandé, la machine répète « numéro correspondant ? ».

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