« Les “responsables du bonheur” en entreprise ne soignent pas la souffrance au travail à sa source »

26 mars 2019 | Stress Travail et Santé

La sociologue Danièle Linhart estime que le développement du bonheur dans l’entreprise vise notamment à « compenser une détérioration du contenu du travail ».

Que vous inspire cette tendance assez récente, dans les entreprises en France, du bonheur au travail ?

Danièle Linhart : Cela dénote une intrusion extrêmement forte dans la vie privée des salariés et la volonté de s’immiscer dans ce qui relève des affects, des émotions – on parle d’ailleurs de gestion des émotions, du management des affects.
Surtout, il me semble que le développement du bonheur dans l’entreprise – certains parlent de « bienveillance » – vise à compenser une détérioration du contenu du travail et à occulter des contradictions profondes qui sont au cœur du modèle managérial moderne. D’un côté, il y a la volonté de donner au salarié plus de liberté, d’autonomie, la possibilité de se réaliser dans le travail ; de l’autre, la prolifération de procédures et de protocoles, c’est-à-dire de contraintes et d’un contrôle professionnel extrêmement forts.
Les salariés peuvent ressentir du mal-être face à ces contradictions très importantes qui remettent en cause leur investissement dans le travail.

Quel rôle ont les « chief happiness officers » (CHO), les responsables du bonheur, dans cette stratégie du bien-être au travail ?

L’arrivée des chief happiness officers, des « DRH de la bienveillance », c’est pour dire : « Tout n’est pas rose, mais on est là pour vous aider. » Les CHO sont chargés d’organiser des événements, des rencontres, de la sociabilité, de faciliter la vie dans l’entreprise (service de conciergerie, massages, numéros verts de psy, méditation, conseils nutritionnels…), mais en périphérie du travail lui-même. Les CHO sont un exutoire. Ils sont là pour montrer que le bien-être des salariés est un enjeu pour la direction, mais surtout pour faire en sorte que les salariés tiennent face aux contradictions du modèle managérial moderne.
Les CHO ne soignent pas la souffrance au travail à sa source. Ils donnent l’impression aux salariés qu’on s’occupe d’eux, mais ils ne traitent pas des problèmes majeurs qui sont liés au contenu même du travail. Parfois même cela aggrave les choses, c’est une manière de reporter la faute des sources du malheur sur le salarié : officiellement, la direction fait tout pour le rendre heureux et, pourtant, le salarié se sent malheureux, donc il se dit que le problème vient de lui.

Les salariés, et en particulier les millennials (personnes nées après 1980), sont souvent demandeurs de ce genre de cocooning au travail…

C’est une évidence, mais ça ne résout pas les problèmes pour autant. Le fait de vous cocooner en vous proposant du télétravail ou de prendre vos vacances quand vous voulez, par exemple, ne change rien au contenu même du travail. A partir du moment où on fixe aux salariés des objectifs qui sont extrêmement exigeants, le fait d’avoir des horaires flexibles ne change rien. Ce qui est le plus important dans le vécu du travail, c’est la finalité de ce qu’on fait et comment on le fait.
Les salariés, et notamment les plus jeunes, demandent en outre à leur hiérarchie de l’expertise et de la compétence, d’avoir une connaissance réelle des métiers de leurs subordonnés et de pouvoir les aider à trouver des solutions quand se posent des problèmes professionnels.

Quelles solutions pour améliorer le bien-être au travail ?

Il faut respecter la « professionnalité » des salariés, c’est-à-dire respecter leurs compétences, leurs expériences, leurs métiers. Et il faut les associer à la définition des manières de travailler, à la définition de la qualité de leur travail et les associer aux objectifs. Mais tout ça ne pourra se faire que si le management change dans son rapport au salarié, qu’il arrête de l’inscrire dans un rôle de subordination. On ne peut plus accepter l’idée que ce soit des spécialistes, souvent issus de cabinets externes internationaux, qui définissent les méthodes de travailler.

Finalement, est-ce une nécessité d’être heureux au travail ?

On ne peut pas demander au travail de nous rendre heureux. Ce qu’on doit lui demander, c’est de remplir ses fonctions : donner à chacun le sentiment de faire quelque chose d’utile. Le travail, c’est le cordon ombilical qui relie chacun à la société. On ne travaille pas uniquement pour soi, pour toucher un salaire, mais pour satisfaire les besoins de la société. On veut avoir le sentiment de faire des choses utiles, bien faites, dont on peut être fier, avec des valeurs citoyennes et morales.
Via le site du Monde

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