Mettre fin à la subordination juridique du médecin du travail (…parce que la santé des salariés le vaut bien)

29 octobre 2018 | Stress Travail et Santé

Le médecin du travail occupe une place centrale au sein des services de santé au travail: autant dire que le statut sous lequel il exerce sa mission, son positionnement au sein de l’entreprise sont à considérer avec la plus grande attention.

Or, en France, beaucoup de salariés l’ignorent ou n’en ont pas réellement conscience, le médecin du travail est salarié et donc, comme eux, rattaché à son employeur par un lien de subordination! Le fameux lien de subordination inhérent au contrat de travail et qui se caractérise, pour mémoire, par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné (1).
Certes, on peut immédiatement objecter que le médecin du travail bénéficie de nombreuses protections légales (voir ci dessous: Repères) ; mais que pèsent réellement ces garanties face à l’influence que peut exercer au quotidien, de façon aussi bienveillante qu’insidieuse, un employeur attaché à limiter le plus possible les conséquences des suggestions potentiellement onéreuses de son subordonné de médecin en vue d’améliorer les conditions de travail? La question, en tous cas, n’effleure pas les auteurs du rapport Lecocq présenté au Premier ministre le 28 août 2018 en vue d’une énième réforme du système de santé au travail. (2)
Il faut rappeler que le rôle du médecin du travail ne se borne pas , comme on le conçoit communément, à contrôler l’état de santé du salarié, à l’écouter, à lui donner quelques conseils individualisés et, in fine, à le déclarer apte ou inapte à son poste de travail ; cet aspect classique du rôle du médecin du travail, s’il peut donner lieu à des difficultés dans son application, n’est pas contesté et ne pose pas de problème de principe. L’autre volet de sa mission, moins consensuel, consiste à agir sur les conditions de travail du salarié, à suggérer les aménagements de poste, les modifications de l’environnement de travail afin de prévenir les risques d’accidents et d’altération de la santé à court, moyen ou long terme. Citons, à titre d’exemples, la recherche constante d’une exposition minimale aux risques chimiques grâce à des systèmes de ventilation performants ou encore l’adaptation des postes de travail afin de prévenir les troubles musculo-squelettiques (TMS). C’est sur ce second volet de son activité –auquel le médecin doit consacrer un tiers de son temps et susceptible de déboucher sur des dépenses éventuellement coûteuses– que les relations peuvent se corser avec l’employeur.
On peut toujours soutenir que les nombreuses protections légales existantes garantissent l’exercice indépendant de la mission de conseil du médecin du travail; on peut aussi soutenir que l’employeur a tout intérêt rester à l’écoute du médecin du travail au motif qu’il lui vaut mieux présenter à son assureur (la CPAM) des résultats corrects en matière d’accident du travail, sous peine de subir une majoration de ses cotisations. On peut même se convaincre que l’employeur est naturellement soucieux d’offrir des conditions de travail optimales, garantes d’une bonne productivité.
En réponse à cette rhétorique, il est indispensable de prendre en considération la position ambivalente et inconfortable du médecin du travail, conseiller mais aussi salarié de l’employeur lorsqu’il est employé dans le cadre d’un service de santé autonome ou indirectement relié à l’employeur via le système de gouvernance des services de santé interentreprises (3). A titre d’illustration, on conçoit le crédit et le poids des propos tenus par le médecin du travail devant les instances représentatives du personnel : toute suggestion un tant soit peu exigeante du médecin pourra être reprise, le cas échéant instrumentalisée par les syndicats et susciter l’ire de l’employeur en s’ingérant de façon inattendue dans l’agenda de l’entreprise. A l’inverse, on conçoit aisément les doutes que peut instiller dans l’esprit des salariés le statut juridique inadéquat du médecin du travail du fait du manque d’indépendance qui en découle. Or, la confiance des deux parties est bien la matière sur laquelle le médecin du travail peut fonder une action réellement efficace au sein de l’entreprise.

Lire la suite sur http://janusconsulte.blog.lemonde.fr :

  • Un prérequis indispensable à toute réforme (sérieuse) du système de santé au travail
  • Qui d’autre que le médecin du travail est mieux fondé à faire le lien entre la santé du salarié et ses conditions de travail ?

(1) Cass. soc., 13 nov. 1996, no 94-13.187, Bull. civ. V, no 386
(2) Le sujet de l’indépendance du médecin du travail est totalement ignoré du rapport présenté le 28 août 2018 au Premier ministre par Charlotte Lecocq, députée (il est vrai que la lettre de mission du Premier ministre datée du 22 janvier 2018 adressée à la députée se borne à prendre acte d’une « désaffection préoccupante » de la médecine du travail –en 10 ans le nombre de médecins du travail a baissé de 30%– sans suggérer d’en identifier les causes). Avec ses 174 pages, ce rapport intitulé « Vers un système simplifié pour une prévention renforcée »  part du constat que « Malgré des performances honorables, la prévention des risques professionnels est à la recherche d’un second souffle… Les résultats des indicateurs usuels sont satisfaisants en tendance sur les 50 dernières années… Toutefois, des signes d’essoufflement, voire la dégradation de certains indicateurs révèlent un plateau difficile à dépasser… »). Pour l’essentiel, les préconisations de ce rapport se concentrent sur une restructuration du système actuel de santé au travail en regroupant les différents intervenants au sein d’une instance unique, un « guichet unique », qui serait créée au niveau régional. Il propose donc de modifier le cadre dans lequel s’exercent les interventions des différents acteurs (médecins du travail, infirmiers, ergonomes et autres experts qui œuvrent au sein des équipes pluridisciplinaire en charge de la santé au travail) avec l’objectif d’améliorer la lisibilité et l’accessibilité (notamment pour les petites et moyennes entreprises) des moyens mobilisés pour la prévention des risques. Pour en savoir plus: https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/08/rapport_de_mme_charlotte_lecocq_sur_la_sante_au_travail_-_28.08.2018.pdf
(3) Le fait que l’entreprise ne salarie pas elle-même son médecin du travail et fasse appel à un service de santé interentreprises (SSTI) ne change pas fondamentalement les choses ; la subordination entre l’employeur et le médecin demeure de façon indirecte dans la mesure où les SSTI, gérés de façon paritaire, sont toujours présidé par un représentant des employeurs qui dispose d’une voix prépondérante en cas de partage des voix (Art. L. 4622-11 du code du travail).

A lire dans le magazine

Réseaux Sociaux

Suivez-nous sur les réseaux sociaux pour des infos spéciales ou échanger avec les membres de la communauté.

Aidez-nous

Le site Souffrance et Travail est maintenu par l’association DCTH ainsi qu’une équipe bénévole. Vous pouvez nous aider à continuer notre travail.