Prévenir le suicide au travail

10 avril 2017 | Stress Travail et Santé, Suicide Au Travail

Dans le cadre de l’opération Place de la santé, lançée par la Mutualité française, la Fondation publie des tribunes pour explorer cette thématique au cœur des préoccupations des Français. Dans celle-ci, Michel Debout revient sur l’urgence de prévenir le suicide en milieu professionnel, par une véritable politique de prévention d’abord mais aussi par une conception renouvelée du travail. Une conviction nourrie par une grande expérience et de nombreuses données.

La quête d’individualité dans la vie personnelle et professionnelle caractérise depuis les années 1980 le modèle social et se traduit par le besoin de reconnaissance, au risque de se pervertir en individualisme. On est passé en trois décennies d’une pratique solidaire – celle de l’après-guerre, période des grandes formations syndicales, associatives, réunissant un grand nombre de citoyens – à une pratique solitaire, chacun cherchant à construire la bonne réponse pour soi mais retrouvant les valeurs collectives lorsqu’il se sent menacé ou exclu. Cet individualisme trouve sa traduction dans le mode « concurrencialiste » de certains types de management actuel.
La société souffre ainsi aujourd’hui de sa tendance à déliter le lien que chaque individu tisse avec elle, mais ce délitement provoque un état de tension, une véritable rupture, à deux niveaux :

  • entre le désir individuel, attisé – et donc toujours à renouveler – et une société qui fournit toujours plus d’innovation et donc de désir inassouvi,
  • une crise avant tout morale, donc sociale. L’individu est le seul responsable de sa réussite, comme il sera la seule cause de son propre échec.

Alors que la société, par le biais de sa gouvernance et de ses différentes instances, pourrait jouer un rôle modérateur, organisateur, elle se trouve en état d’anomie : le vivre-ensemble se transforme ainsi en une relation de plus en plus ténue aux autres, en une pseudo liberté qu’il nous faut nommer incertitude. À cette incertitude vient se greffer un sentiment d’insécurité diffus lié aux attentats. La crise était sociale, elle est maintenant morale et réellement humaine.
Le travail, constituant majeur du lien social, est particulièrement affecté par cette dérégulation.
I – CHÔMAGE ET TRAVAIL DÉGRADÉ
Chômage et risque suicidaire
Dans une étude publiée le 10 septembre 2016 à l’occasion de la Journée mondiale de la prévention du suicide, la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop avaient analysé le lien entre les pensées suicidaires et le chômage, au sein des populations de quatre pays européens : l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie. Il en ressort que 30 % des chômeurs français déclarent avoir pensé sérieusement se suicider, contre 21 % des actifs occupés. Ces taux sont les plus importants comparés aux autres pays d’Europe.
Il n’y a qu’en Espagne que l’intention de se suicider est pratiquement identique chez les actifs ayant un emploi que parmi les chômeurs; cette donnée peut être considérée comme un symptôme de la très forte précarisation du salariat espagnol. Le chômage est vécu comme une véritable situation de stress traumatique à l’origine, chez un nombre conséquent de chômeurs, de complications anxio-dépressives et de repli familial et social.
Il n’est pas surprenant que le risque suicidaire soit important dans cette population qui, pourtant, ne bénéficie d’aucune prise en charge médicale spécifique. La médecine du travail existe pour les actifs occupés, mais elle disparaît en même temps que la perte d’emploi. Cette situation paradoxale dénoncée depuis plus de vingt ans n’a toujours pas trouvé de réponse adéquate, à la hauteur du problème de santé publique soulevé.
Harcèlement moral et sexuel, sur-stress, épuisement professionnel : principaux vecteurs des pensées suicidaires
Si les chômeurs sont plus exposés, les actifs occupés ne sont pas préservés, notamment ceux qui rencontrent des difficultés liées à leur travail. Les actifs concernés par des situations de harcèlement (qu’il soit moral ou sexuel) sont les plus affectés et présentent le taux de pensées suicidaires le plus élevé (42 % en France, 41 % en Allemagne, 47 % en Espagne, contre 31 % en Italie).
Les situations de stress ou d’épuisement rencontrées par les actifs constituent également des facteurs aggravants, mais dans des proportions moins marquées. C’est toutefois en France, et de loin, que les conséquences de telles réalités sont les plus fortes : près de 40 % des actifs Français connaissant un état de stress majeur ou d’épuisement au travail déclarent avoir déjà eu de réelles pensées suicidaires (respectivement 35 % et 36 %, contre 20 % en moyenne dans la population générale), tandis qu’ils sont respectivement 21 % et 26 % en Allemagne, 24 % et 21 % en Espagne, et 20 % et 16 % en Italie.
Chômage de masse, situations de travail dégradées, ubérisation de l’économie, recul des protections des salariés permettent d’observer que si les Français n’ont pas le moral, c’est surtout la France qui connaît un état d’anomie sociale. Selon Émile Durkheim, « le suicide anomique s’explique par les crises politique, économique, institutionnelle, et les troubles qui affectent la société dans son ensemble ».

Lire la suite : II – PENSER LA PRÉVENTION DU SUICIDE EN MILIEU PROFESSIONNEL sur le site de la Fondation Jean Jaurès
 
 

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