Sur le compte Twitter « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie en collège, s’attèle à un recensement des accidents du travail.
Réalisé essentiellement à partir de la presse locale, il s’accompagne souvent d’interpellations de la ministre du Travail : Muriel Pénicaud de mai 2017 à juillet 2020, et Élisabeth Borne depuis. Parallèlement, Matthieu Lépine publie sur le blog « Une histoire populaire » des portraits de victimes, des bilans statistiques et ponctuellement, des analyses complémentaires. Enquête, recoupement, spécialisation, mise en perspective : des méthodes qui ne sont pas sans rappeler celles du (bon) journalisme, que revendique d’ailleurs en partie l’auteur contre les défaillances des médias traditionnels. C’est qu’à l’origine de ce travail résonne un cri de colère : « Face à l’indifférence des médias, soyons notre propre média ». Nous avons voulu en savoir plus.
Acrimed : Votre recensement s’appuie essentiellement sur des articles de presse, plus précisément issus de la presse quotidienne régionale (PQR). Est-ce à dire que ce traitement est satisfaisant ?
Matthieu Lépine : Inévitablement, j’ai besoin que des journalistes aient fait un minimum de travail pour pouvoir faire mon recensement. Ce qui me permet aussi de constater que le traitement journalistique n’est absolument pas satisfaisant. D’abord, parce que la plupart du temps, les articles sur lesquels je m’appuie sont des brèves, dans lesquelles on a très peu d’informations sur les circonstances de l’accident, et tout aussi peu sur la victime… Il n’y a jamais de suivi sur le fond. Je pense par exemple à des accidents de bûcheronnage : on peut lire dans la presse qu’un bûcheron est décédé dans un bois écrasé par un arbre, sauf qu’en l’état, ça ne nous permet pas de savoir si c’est un accident du travail ou non. Et on en vient à un problème essentiel : le terme « accident du travail » n’est quasiment jamais employé dans ces articles, comme si le mot était tabou. Or, il existe bien une définition, qu’il suffirait d’utiliser : à partir du moment où un accident survient par le fait ou à l’occasion du travail, c’est un accident du travail. Mais comme le mot n’est jamais employé, il y a une espèce de flou qui s’installe. Et quand je contacte des journalistes pour avoir des éclaircissements, savoir si le travailleur bûcheronnait dans un cadre privé ou professionnel, ils ne sont pas capables de me répondre. On me dit « je me renseigne », mais le renseignement n’arrive pas.
Donc c’est vrai que des articles existent, et rien que pour ça, ils sont importants, mais ils ne permettent pas du tout de rendre compte de la réalité de ce problème. En définitive, les grands médias considèrent qu’un accident du travail, c’est un fait divers. Et on le sait, les faits divers ne sont pas censés faire la Une régulièrement… Il faudrait pourtant pouvoir le considérer comme un fait social, dans la mesure où ça arrive tous les jours, partout en France, dans tous les corps de métier : selon les chiffres « officiels » dont on dispose, on parle de plus de 650 000 victimes par an, ça mériterait quand même qu’on s’y intéresse un peu plus que ça.
Dans la PQR [Presse Quotidienne Régionale], c’est d’ailleurs souvent « rubriqué » dans les faits divers…
Tout le temps. Toujours. La catégorie en général, c’est « fait divers – justice ». Régulièrement, on va connaître le nom du chef des urgences, le nom de la personne qui dirigeait la caserne de pompiers et qui est intervenue ce jour-là ; par contre, de la victime, on ne connaîtra ni l’âge, ni parfois même sa profession exacte ! « Un homme est mort », et voilà.
Donc peu d’enquête, peu de reportage. Ce genre d’angle et de traitement superficiel pose la question des sources des journalistes : savez-vous auprès de qui ils obtiennent leurs informations ?
La plupart du temps, c’est la police, les pompiers, et les urgences. Tel que ça m’est présenté, et pour avoir eu beaucoup de journalistes au téléphone, la routine de travail en fin de journée consiste à faire la tournée des commissariats, des casernes ou des urgences par téléphone, et voir ce qui en ressort. C’est aussi pour ça que c’est souvent très peu détaillé : l’information arrive par ce canal, est reproduite, et s’arrête aussitôt. On leur rapporte qu’un homme est grièvement blessé et en urgence absolue, ça va faire l’objet d’une brève, mais on ne saura jamais si la personne va mieux, si elle est décédée, etc. C’est le strict minimum : des articles de fond sur les accidents du travail, il y en a très rarement.
Que dire de la couverture des médias nationaux ? Observez-vous des différences avec la PQR ?
Si la PQR y revient tous les jours, dans les médias nationaux, c’est beaucoup moins régulier. À quel moment s’y intéressent-ils ? Lorsque ça va toucher une grande entreprise : Eiffage, Bouygues, etc. Et encore… Le 22 décembre, il y a eu un accident mortel sur le chantier de la future ligne 16 du métro parisien – et une semaine plus tôt, sur un autre chantier de la même ligne, un ouvrier a été grièvement blessé après une chute. Dans un premier temps, il n’y a eu aucune information dans la presse. J’ai posté la nouvelle sur Twitter de mon côté, et dans les heures qui ont suivi, un certain nombre de médias se sont empressés de décrocher leur téléphone pour savoir si l’information était vraie… et elle l’était. Il y a eu à ce moment-là une couverture plus large, parce que c’était Eiffage et « le Grand Paris ».
Mais le silence initial pose à nouveau la question des sources des journalistes. Dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis, où de grosses entreprises ont des chantiers un peu partout, je constate que les accidents du travail ne sont pas ou peu médiatisés. Pour reprendre l’exemple du chantier de la ligne 16, on a l’impression que les sources traditionnelles (pompiers, police, urgences) se brident. Est-ce qu’ils ne veulent pas donner l’information aux journalistes ou est-ce que ce sont les journalistes qui ne font pas leur travail ? J’aurais plutôt tendance à dire que ce sont les sources habituelles qui ne donnent pas l’information. Et les entreprises encore moins : Grand Paris Express [1] a fini par faire un communiqué, Eiffage a répondu au Parisien, mais après que l’information a déjà circulé sur Twitter. Pourquoi les journalistes n’ont-ils pas eu l’information avant ? Il y a aussi sans doute une omerta chez ces grandes entreprises, qui ne se bousculent pas pour diffuser l’information. Et ce n’est pas basculer dans une quelconque théorie du complot que de le dire.
Plus généralement, on peut dire qu’en dehors de ce type d’accident, et même si Le Monde a pu dernièrement faire trois ou quatre pages de dossier, aucun journal national ne se distingue vraiment sur ce sujet, aucun n’en fait une thématique centrale accompagnée d’un travail régulier. La couverture va être au contraire très rare et très ponctuelle. Un dernier exemple : quand l’Assurance Maladie diffuse son rapport annuel, les journalistes s’en font l’écho, avec le même article un peu partout… En particulier si l’AFP prend les devants : les autres médias se contenteront alors d’un simple copié-collé. C’est un petit rituel qui permet de se donner bonne conscience, de se dire qu’on en a au moins parlé une fois et qu’on a fait son travail correctement ! Mais ce n’est pas assez. Évidemment, il y a pléthore de sujets, et les journalistes ne peuvent pas parler de celui-ci tout le temps… mais encore une fois, au moins 650 000 victimes reconnues, 600 morts, voire bien au-delà des 1 000 morts si l’on ajoute les suicides liés au travail, les maladies professionnelles, etc. : je ne trouve pas que ce soit un petit sujet, ni qu’il mérite d’être traité une fois par an. Beaucoup de gens me disent qu’ils ne pensaient pas qu’il y avait autant de morts. Ce n’est pas qu’ils sont idiots, c’est qu’ils ne sont pas (ou mal) informés.
C’est différent dans la presse spécialisée et dans les médias alternatifs indépendants : Bastamag, par exemple, s’y intéresse très souvent ; de son côté, Le Média a décidé de faire régulièrement un « focus » sur une victime d’accident du travail, etc. Dernièrement, L’Humanité a publié un dossier sur Amazon et le recours au travail intérimaire, qui pèse près de 60% dans les entrepôts. Dans cette enquête, il est ressorti qu’il y avait plus de 1 000 accidents par an chez Amazon France Logistique, c’est-à-dire plus de trois par jour ! Là encore, l’information n’a pas beaucoup circulé. Ouest France ou d’autres ont pu reprendre les données de L’Humanité, mais on a parfois l’impression que si on ne fait pas le travail à leur place, les grands médias n’iront pas chercher eux-mêmes l’information.
Avez-vous des observations quant aux choix des interlocuteurs sélectionnés par les médias pour s’exprimer sur la question du travail et des accidents du travail ?
On peut entendre des représentants syndicaux parce que ce sont souvent ceux qui alertent, et encore, c’est assez restreint. À une époque, l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche était assez médiatique, et revenait beaucoup sur cette question, moins maintenant. Au-delà de ça, qui va-t-on faire parler ? Lorsqu’il y a une affaire en cours, le procureur, qui va donner l’avancée de l’enquête. Et lorsqu’un article relate un procès, on entendra les avocats des uns des autres, parfois le patron, mais très rarement les familles de victimes ou les victimes elles-mêmes.
Une autre question sur les biais du traitement médiatique. Sur votre blog, vous évoquez le cas de deux couvreurs de 33 et 35 ans, morts au travail en 2019, et faites à leur propos le constat d’un « traitement médiatique complètement différent ». Pouvez-vous développer ? Et dans un second temps, nous expliquer ce que ce deux poids deux mesures – que vous pointez régulièrement – nous dit des logiques qui déterminent le traitement de l’information dans les grands médias ?
Sur ces deux couvreurs, Ludovic Tricolet, le premier, est décédé au mois de mars 2019 à Anzin dans le Nord. Il a fait une chute, et il est décédé. Il y a eu très peu d’écho médiatique, hormis les relais locaux comme La Voix du Nord, et le traitement « classique » dont je parlais. En juin 2019, la mort d’un couvreur sur un chantier en Bretagne a été beaucoup plus médiatisée : Le Parisien, France soir, La Provence, 20 minutes, Le Télégramme, Ouest France, BFM, RTL, Sud-Ouest, La Nouvelle République, La Voix du Nord, Le Figaro, France Info, Le Dauphiné Libéré, Le Point, L’Express, l’Internaute, La Dépêche, Bien Public, et LCI l’ont évoquée. Pourquoi, alors que le même type d’accident du travail survient ? Parce que le second s’est passé en plein été, et que les journalistes ont fait le lien avec la canicule (l’ouvrier aurait fait un malaise sur le toit). En d’autres termes : si de très nombreux médias, jusqu’aux chaînes d’info, ont relayé, ce n’est pas parce qu’un ouvrier est mort et que c’est un accident du travail – le mot n’apparaît d’ailleurs même pas ! – mais parce que cet événement est venu alimenter le buzz du moment, en l’occurrence ici, la canicule. L’accident du travail n’est donc pas étudié en tant que tel : il vient illustrer un autre thème, qui occupe quant à lui le premier plan.
Je peux citer un autre exemple de ce phénomène : en juillet 2019, un jeune ostréiculteur est décédé dans la baie de Morlaix : il a fait un malaise et s’est noyé. La question des algues vertes est immédiatement venue sur la table, et les médias y sont allés de leur article pour finalement rapporter que ça n’avait rien à voir. En attendant, les journaux n’ont pas précisé qu’il s’agissait d’un jeune ouvrier saisonnier âgé de 18 ans, qui venait d’avoir le bac, et qui, dans mon souvenir, n’était même pas déclaré. Son histoire n’intéressait pas les journalistes. Ce qui les a intéressés, c’était les algues vertes, et une potentielle nouvelle « victimes des algues vertes ». Le contrat de l’ostréiculteur, la façon dont il était traité, tout cela était secondaire. Pour moi, ça en dit long parce qu’avec ces deux exemples, on voit bien que les accidents du travail ne sont pas pris au sérieux. Le fait qu’on s’intéresse à eux ne se justifie que parce qu’ils vont venir illustrer ou se greffer à une autre actualité.
Vous êtes également attentif aux choix iconographiques des journalistes. En novembre 2018, pour illustrer un article sur les accidents du travail – et les cas de chute comme « scénario le plus fréquent » – BFM-TV sélectionnait une photo d’un pied sur le point de glisser sur une peau de banane. Que vous inspire ce choix et s’agit-il à vos yeux d’une « bavure » isolée ?
Je me souviens très bien du cas de BFM-TV, c’était vraiment du foutage de gueule ! En plus, c’était de belles chaussures, toutes neuves, du style Timberland, comme si un ouvrier portait des chaussures comme ça… ! Quant à l’idée de l’ouvrier qui glisse sur une peau de banane, c’est la cerise sur le gâteau. Ça en dit long sur la déconnexion de celui ou celle qui a choisi cette image. Ou alors, et ce n’est pas mieux, le ou la journaliste s’est dit que ça pouvait être drôle…
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