Christophe Dejours. « Les nouvelles formes d’organisation du travail conduisent à la désolation »

16 mars 2017 | Livres, Stress Travail et Santé

L’auteur de «Souffrance en France» pose un diagnostic inquiet sur la «banalisation du mal» qui frappe selon lui l’entreprise, depuis l’introduction de nouvelles techniques de management. L’open space est-il un nouvel enfer totalitaire ?

Quel rapport existe-t-il entre la notion de banalité du mal et l’étude du travail ?

Souffrance en France  La banalisation de l'injustice sociale Christophe DejoursChristophe Dejours : Hannah Arendt s’attendait à trouver derrière Eichmann un bourreau avec de la brutalité, de la violence, du sadisme, de l’excitation dans le plaisir de perpétrer des meurtres et de faire acte de puissance. Or elle a découvert un bonhomme assez ordinaire. Mais ce qui l’a le plus surpris a été la manière dont cet homme réduit sa capacité de penser à une stricte concentration sur la qualité de son travail, l’efficacité de sa production, de ses ordres et de leur exécution. Eichmann exécute les ordres sans s’interroger véritablement sur les conséquences de son action au-delà de l’excellence, de la factualité, de l’efficacité, de l’efficience de son travail, comme chaînon intermédiaire dans une chaîne, un processus de production. Sa seule référence semble réduite aux ordres, à l’obéissance aux ordres et à la loyauté… à l’égard de ses supérieurs ! Il rétrécit sa capacité de penser à ce qui est sa tâche. Hannah Arendt a donc été très surprise par le fait que quelqu’un puisse suspendre sa capacité de penser les rapports entre son activité et l’action au sens aristotélicien, au sens où elle-même utilise le concept d’action, c’est-à-dire une action moralement juste. Beaucoup de personnes fonctionnent ainsi aujourd’hui dans le monde du travail.

Peut-on leur faire faire n’importe quoi ?

Sans grande difficulté. Dans de nombreux milieux, dans l’industrie et les services, on demande à des gens de commettre des actes que moralement ils réprouvent. Lorsqu’on les interroge sur la raison pour laquelle ils acceptent de tromper pour faire du chiffre, ils répondent, un peu comme Eichmann, qu’ils n’ont fait qu’obéir. Ou alors ils adoptent ce que nous appelons la stratégie de la candeur, qui consiste à dire qu’ils ne sont pas assez intelligents pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce qu’on leur demandait : « Ça me dépasse », répètent-ils. Cette stratégie de déresponsabilisation n’est pas seulement vécue par les travailleurs, elle est organisée tout exprès par l’entreprise.

Ce que vous venez de décrire est une forme contemporaine de banalité du mal. Mais qu’appelez-vous, dans Souffrance en France, « banalisation du mal » ?

Ceci consiste, depuis le tournant néolibéral, à introduire de nouvelles méthodes d’organisation du travail et de gestion. On conduit les gens à participer à des actes que moralement ils réprouvent, en particulier par l’évaluation individualisée des performances qui pousse a mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres. Cela les pousse à utiliser des méthodes déloyales à l’égard de leurs collègues. Ce système crée la méfiance entre les êtres et détruit toutes les formes d’entraide, de prévenances, de respect de l’autre : à la fin plus personne ne se parle. Ces nouvelles formes d’organisation du travail conduisent tout droit à ce que Hannah Arendt appelait la désolation (loneliness), la perte de ce sol commun de la justice, la fin de la solidarité. Alors, chacun est isolé dans un milieu qu’il croit hostile. Il devient même difficile de reconnaître le bien et le mal. Par exemple, si quelqu’un se fait harceler devant vous, vous ne savez plus s’il faut intervenir, si c’est de sa faute ou non. C’est très difficile, en effet de décider seul si c’est bien ou mal. On ne le décide que dans la discussion, le dialogue contradictoire, la délibération avec les autres. Or en rompant les liens de solidarité, en détruisant le sol commun, et donc le sens commun de la justice, les gens ne se parlent plus. On crée des conditions dans le monde du travail qui comme par hasard ressemblent beaucoup à ce qu’Arendt caractérise comme la base, le fondement ou les conséquences du système totalitaire.

Peut-on comparer les dérives du monde du travail d’aujourd’hui avec un système totalitaire ?

Il ne s’agit pas d’affirmer que le nazisme et les camps de concentration expliquent le fonctionnement des entreprises. C’est au contraire l’analyse du système industriel d’aujourd’hui qui donne des clés pour comprendre le nazisme et le système concentrationnaire. Sans arme, ni déportation, ni torture, on obtient la banalité du mal. Je suis très réservé sur le fait d’utiliser la notion de totalitarisme pour caractériser la société présente. Je pense en revanche que le totalitarisme est une vraie question posée par la société contemporaine. Quels sont les moyens d’empêcher le glissement vers la barbarie ? Quelles sont les ressources dont nous aurons besoin le jour où la violence politique apparaîtra ? Le devoir du chercheur est de demeurer inquiet.

Quelle traduction politique peut-on donner à cette inquiétude ?

Il faudrait pouvoir réinvestir le travail comme un problème politique. Les politiques ne parlent que d’emploi. Or la priorité est l’organisation du travail.

Via le site Philosophie Magazine
 
 

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