Pendant près de quarante ans, l’idée d’un progrès médical infini était une certitude partagée autant par les décideurs politiques, les élites administratives, l’élite médicale et, au-delà, par le corps social tout entier. Cela ne faisait aucun doute : nous allions vaincre la maladie.
Médecine toute puissante
Par exemple, le président américain Richard Nixon croyait, au début des années 1970, vaincre le cancer en quelques années après lui avoir mené une guerre totale. Quinze ans auparavant, les hauts fonctionnaires français s’accommodaient de la forte progression des dépenses de soins, dès lors que celle-ci apparaissait comme une simple transition : une fois que tous les assurés sociaux auraient eu accès aux soins grâce à la nouvelle Sécurité sociale, alors ces dépenses connaîtraient inéluctablement une stabilisation, voire même une baisse.
Oui, vous avez bien lu : nos élites administratives ont un moment pensé que les dépenses de santé pouvaient baisser, une fois les principaux fléaux de santé publique vaincus ! Au cours des trente glorieuses, la médecine triomphait aussi dans les journaux et à la télévision : « L’homme en blanc » était l’objet d’un culte dans les émissions médicales d’Igor Barrère.
Il faut dire qu’il y avait de quoi être optimiste : la découverte de la pénicilline et des antibiotiques suivie de leur diffusion après la Seconde Guerre mondiale ont permis d’éradiquer des « fléaux » que l’on croyait éternels, comme les maladies infectieuses et transmissibles comme la tuberculose ; après la réforme de 1958 créant les CHU, hauts lieux de la médecine de pointe, la vieille et prestigieuse clinique française s’est alliée aux sciences de laboratoire, puis aux technosciences, sur le modèle états-unien : la biomédecine française était née.
La médecine hospitalière s’est de plus en plus spécialisée, voire hyperspécialisée ; le recours à des plateaux techniques de plus en plus denses s’est banalisé ; l’industrie pharmaceutique y est allée de son flux de blockbusters, ces médicaments à succès qui rapportent chacun un chiffre d’affaires annuel de plus d’un milliard de dollars…
On a même pensé un moment que le décodage du génome humain allait permettre de réparer les gènes et ainsi en finir avec des maladies face auxquelles la science médicale restait impuissante. Cet enthousiasme scientiste a eu des répercussions budgétaires bien tangibles : à compter des années 1960, on a « modernisé » et « humanisé » les vieux hôpitaux et on a bâti sur tout le territoire de nouvelles « usines à guérir ».
La Nation n’a cessé d’augmenter le budget de la recherche biomédicale. Et, dernière chose mais non des moindres, la forte progression des dépenses de la Sécurité sociale a inscrit la médecine dans l’univers quotidien des Français-e-s, faisant de celle-ci un bien de consommation de masse. Permettre à toutes et tous d’accéder presque gratuitement aux bienfaits de l’innovation médicale a été l’un des axes directeurs de l’État social français.
Un système remis en cause
Et puis… Les premiers doutes commencent à apparaître, les premières anomalies s’accumulent à compter des années 1970. Et si cette ferveur à l’endroit des potentialités du « progrès médical » relevait plus d’une forme de religion laïque que de la pensée scientifique ?
Ainsi, alors même que l’épidémie de sida n’a pas encore bouleversé le paysage sanitaire et politique français, plusieurs experts commencent à tirer la sonnette d’alarme.
Ivan Illich s’inquiète, dès 1975, dans des articles puis dans un ouvrage de la « Némésis médicale » : la démesure biomédicale serait entrée dans l’ère de la « contre-productivité » (pensons par exemple aux maladies nosocomiales, celles contractées lors d’un séjour à l’hôpital) et exproprierait les individus de la maîtrise de leur propre santé ; nos vies seraient colonisées par une science médicale travaillée par la pulsion d’emprise sur les corps. À la même époque, l’un des collaborateurs de Illich, Jean?Pierre Dupuy, et un sociologue dénoncent « l’invasion pharmaceutique ».
Sur le plan plus économique, certains se demandent jusqu’à quel point les budgets de l’État peuvent soutenir la forte progression des dépenses d’assurance maladie. D’un côté, la médecine ne cesse d’étendre son territoire d’intervention – ce que les sociologues appellent le processus de « médicalisation » – mais, hélas, de l’autre, l’intendance ne suit plus puisque la croissance économique ne cesse de montrer des signes d’essoufflement. Selon ces économistes de la santé, nous irions inéluctablement vers la « santé rationnée » : la collectivité va devoir procéder à des choix tragiques consistant à tracer la frontière entre ce qu’elle veut prendre en charge de façon solidaire et ce qui relève de la responsabilité individuelle et du marché.
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